Je rentre de Nantes où se tenait cette semaine Digital Intelligence, trois jours de rencontres et de conférences consacrées au numérique et ce qu’il change dans nos vies. Voilà cinq trucs que j’ai appris grâce aux interventions des chercheurs invités à exposer leurs travaux et leur vision des bouleversements actuels.
1. Les bébés font des calculs de probabilité
Prenez un bébé, âgé de dix mois environ. Mettez-le devant un écran, sur lequel une animation montre plein de boules rouges et une seule boule bleue – en vrai, il vaut mieux réaliser l’expérience avec quelque chose de plus attrayant pour un bébé que des boules, comme des poneys ou des licornes, mais le principe est le même.
Les boules se déplacent aléatoirement à l’intérieur d’un cercle percé d’un orifice à sa base, un peu comme pour le tirage du Loto. De temps en temps, une des boules tombe dans le trou. Si elle est rouge, le bébé s’en fout. Si c’est l’unique boule bleue, son visage réagit plus longtemps.
C’est la preuve que son cerveau est capable de faire des probabilités : il « sait » que l’événement « la boule bleue tombe » a moins de chances de se produire que l’événement « une boule rouge tombe ». Intérieurement, il fait des maths niveau lycée alors qu’il est incapable d’avaler un petit pot sans en mettre plein son bavoir.
L’expérience est racontée par Gérard Berry, professeur au collège de France. Ces algorithmes à l’œuvre très tôt dans notre cerveau sont un sujet d’études pour les neuroscientifiques, mais ces derniers ne sont pas les seuls à les utiliser de plus en plus souvent dans leurs recherches.
« Des spécialistes de la physique des particules veulent parfois se mettre à l’astronomie, mais on ne peut rien en faire parce qu’ils ne maîtrisent pas les algorithmes », a un jour confié une chercheuse à Gérard Berry.
Il vaut en effet mieux être familier de ce mode de raisonnement quand on doit simuler l’explosion d’une supernova grâce à des modèles mathématiques avancés.
2. Internet est en train de changer l’amour
Quand on étudie les sites de rencontre sur Internet, la mauvaise question à se poser, c’est : « Est-ce que ça marche pour trouver l’amour ? » C’est la conviction de Michael Sinatra et Marcello Vitali-Rosati, chercheurs à l’université de Montréal.
Pour que les algorithmes de Meetic ou d’Adopte un mec soient capables d’une telle prouesse, il faudrait déjà se mettre d’accord sur ce que c’est que l’amour – ce dont l’homme semble incapable, vu la quantité de littérature publiée sur le sujet sans qu’un réel consensus semble se dégager.
Pour ces chercheurs, il vaut mieux se demander à quoi ressemble l’amour sur Internet, et chercher les valeurs qui l’animent, la vision de la relation qui s’en dégage. Vitali-Rosati :
« Le rapport au tabac est intéressant, par exemple. C’est un point souvent mis en avant et pourtant, en quoi le tabagisme joue-t-il un rôle dans le fait d’ aimer une personne, et pas juste dans le fait de vivre avec lui au quotidien ? »
Les sites de rencontre sont conscients de cette évolution en cours, mais ont un discours encore ambivalent.
Ils promettent de tout mettre en œuvre pour que l’amour, le vrai, l’unique, se manifeste enfin – ce qui est une façon de reconnaître sa nature aléatoire, multiforme et tyrannique. Mais ils entendent aussi donner à leurs utilisateurs le contrôle sur votre vie sentimentale.
Ces Cyrano de Bergerac modernes aident l’aspirant Christian à trouver une Roxane à son goût puis à la séduire, l’annonce et le profil remplaçant la missive enflammée et la scène du balcon.
L’étude des « algorithmes de l’amour » à l’œuvre sur ces services permet d’ouvrir la boîte secrète de nos comportements amoureux.
Mais allons-nous aimer ce que nous allons y trouver ? On sait déjà l’importance des photos dans le choix du partenaire potentiel (données que Tinder exploite déjà sans états d’âme), alors que les annonces cherchent, elles, des « relations sérieuses » et des « complicités intellectuelles ».
3. Les artistes font de la recherche scientifique aussi
Ce n’est pas un phénomène nouveau, mais les associations entre des créateurs et des scientifiques croissent et embellissent, à l’exemple du Senseable City Lab au MIT ou du programme de « recherche-création » Hexagram, au Québec.
Selon Chris Salter, chercheur à l’université Concordia de Montréal, c’est un changement de paradigme qui est à l’œuvre. Il passe par un dépassement de la conception institutionnelle de la recherche, avec ses disciplines et ses champs de recherche délimités, ses structures et modes de financements bien définis.
Associer les artistes, c’est surtout reconnaître qu’ils peuvent créer de la connaissance en faisant, et pas seulement en pensant :
« Vous faites des études et enuite, soit vous écrivez des livres et vous êtes un scientifique, soit vous fabriquez quelque chose et vous êtes un artiste. […] Face à une œuvre, nous disons : “C’est de l’art, mais peut-être est-ce de la connaissance aussi ?” »
De façon plus prosaïque, les créateurs se tournent vers une université ou un studio laboratory privé pour obtenir des financements qu’ils ne trouvent plus ailleurs.
C’est là que vont se croiser les regards, s’élaborer de nouvelles méthodes et se monter des expériences d’un genre nouveau – « le mot français “expérience” est bien utile, parce qu’il a à la foi le sens de création et de recherche », estime Salter.
« La plupart des artistes parlent de leur travail comme un événement, une rencontre, une relation, une incarnation… et pas comme une nouvelle connaissance », concède-t-il. Mais les frontières sont de plus en plus floues.
4. Les feux rouges vont disparaître des villes
Imaginez des voitures sans conducteur, qui passent vous prendre à la sortie du boulot et vous ramènent chez vous avant de charger un autre client.
Maintenant, imaginez une ville dont on aurait retiré 80% des automobiles, devenus utiles grâce à ce partage généralisé, pour ne garder que ces véhicules automatiques.
On pourra alors se débarrasser des feux rouges, les voitures se débrouillant toutes seules pour savoir où et quand tourner – une tâche que les algorithmes, encore eux, sont capables d’effectuer mieux que les humains.
C’est cet avenir que dessine une étude de l’université du Texas, dans une vidéo qu’on vous recommande de ne pas reproduire rue de Rivoli.
Mais ce qui frappe l’imagination, c’est que les connaissances et les technologies nécessaires à une telle utopie – ou un tel cauchemar si vous travaillez chez les taxis G7 – existent déjà.
L’algorithme du carrefour sans feux rouges est, paraît-il, en démonstration en ce moment dans le parc de la Villette, à Paris (mais je n’ai pas trouvé trace de cette expérience sur le Web). Quand à la Google Car, elle commence à prendre des passagers réels, et plus seulement des ingénieurs, le temps d’une vidéo de promotion.
Si Carlo Ratti, du MIT, a dessiné ce rêve urbain, Olivier Ertzscheid, enseignant-chercheur à l’IUT de La Roche-sur-Yon qui tient le blog Affordance.info, s’est chargé un peu plus tard de faire cauchemarder tout le monde avec une question piège.
Que doit faire votre voiture sans conducteur si elle détecte une collision prochaine avec un bus rempli d’enfants, si son algorithme estime que la seule façon de leur sauver la vie est de vous envoyer, vous, dans le décor ? Doit-elle sauver le maximum de vies possibles ? Préserver son occupant à tout prix ? Chercher quel scénario coûtera le moins cher à la collectivité ?
Comme Asimov avait imaginé des lois de la robotique pour protéger l’homme de ses propres création, il faut inventer une éthique de l’algorithme. « Dans le couple homme-machine, la machine est de plus en plus tentée de faire l’homme », estime, gaillard, Ertzscheid.
5. L’armée française surveille aussi le deep web
Thierry Berthier, de la Chaire de cyberdéfense et cybersécurité Saint-Cyr Sogeti Thales (ouf), a effrayé un peu tout le monde avec une série de chiffres montrant la multiplication des cyberattaques un peu partout dans le monde.
Il a aussi expliqué que l’armée française a préparé le pendant numérique de l’intervention de la coalition contre l’Etat islamique, en suivant notamment l’activité ennemie sur les réseaux sociaux.
Interrogé sur la possibilité de passer par le « deep web » pour échapper à cette surveillance, il a expliqué que les armées avaient déjà les moyens de surveiller les échanges sur TOR, navigateur alternatif censé couvrir les traces de ceux qui l’utilisent. « De notre point de vue, il vaut mieux que ses utilisateurs continuent à croire que TOR est sécurisé, comme ça ils continueront à s’en servir… »