Vu ailleurs

Face à l’épidémie, ces graphiques qui ont (peut-être) sauvé des vies

Fin février, j’étais l’invité de Jean-Baptiste Diebold et de Philippe Couve pour leur podcast A Parte. Ces deux fins connaisseurs des médias en ligne m’ont soumis à un feu nourri de questions sur l’innovation dans les rédactions. L’une d’elles m’a un peu pris au dépourvu : 

« On parle de ces questions de datajournalisme depuis une décennie, grosso modo, mais on a l’impression que ça reste toujours marginal… C’est quoi l’explication, c’est une allergie au tableur Excel de la part des journalistes, ou bien les données, c’est compliqué à utiliser, c’est pas si exploitable que ça ? »

Sur le moment, j’ai bredouillé ma réponse habituelle : le datajournalisme n’est plus vraiment à la mode, certes, mais c’est plutôt une bonne nouvelle ; ça permet à ces nouvelles pratiques de s’implanter lentement mais durablement dans les esprits. Et puis les initiatives se multiplient, on voit se multiplier les projets vraiment aboutis, la connaissance des outils, y compris les plus pointus, se répand. 

La bulle confortable de la formation, et le monde réel

Mais j’avais toujours un doute. Quand j’anime des formations sur ce thème, il y a toujours un moment où les participants se découragent devant la technicité de la discipline et les pièges variés qu’ils vont devoir affronter. Le datajournalisme est, par essence, un journalisme de la complexité. Même une série de données d’apparence simple, téléchargée sur un site officiel et correctement structurée, peut plonger dans des abîmes de perplexité. 

Prenez le produit intérieur brut, par exemple. Faut-il privilégier le PIB global, celui par habitant, celui « à parité de pouvoir d’achat » ? Pourquoi les montants sont-ils différents selon la Banque mondiale, l’OCDE et Eurostat ? Et que faire quand des cases du tableau sont désespérément vides ?

Il y a la bulle confortable de la formation, dans laquelle on prend le temps de se poser toutes ces questions. Et puis il y a le monde réel, les conditions de travail dégradées des journalistes, les plans d’économie qui se multiplient, la perte d’expertise au sein des équipes, la course au clic et l’abus du copié-collé, la prime à la publication « en temps réel »… 

Dans ce contexte, il faut être du genre utopiste pour penser que la profession finisse par accorder assez d’attention, de temps et d’énergie à la maîtrise de ces nouveaux outils.

Le miroir de notre angoisse collective

Et puis l’épidémie de Covid-19 est arrivée, et elle a balayé mes doutes. Dès les premiers jours, les chiffres, les tableaux, les graphiques ont poussé comme des champignons après la pluie. Les courbes exponentielles de l’université Johns Hopkins, dont les chiffres sont repris un peu partout, sont devenues le miroir de notre angoisse collective. 

Le tableau de bord de l'épidémie de Covid-19 de l'université John Hopkins.
Le tableau de bord de l’épidémie de Covid-19 de l’université Johns Hopkins.

Avec d’autres, elles ont permis une prise de conscience mondiale. Elles sont donné de la résonance aux récits des habitants de Hubei, des médecins de Bergame, du personnel des Ehpad du Haut-Rhin, des confinés fliqués à Séoul, des nouveaux chômeurs de New York. 

Il a fallu de sinistres asymptotes pour connecter toutes ces histoires individuelles, en faire une expérience collective, la rendre réelle, palpable, mesurable. Au passage, ces graphiques ont, sans doute, sauvé pas mal de vies.

Impossible d’en faire un inventaire complet. Du tableau de bord multi-critères, des cartes interactives, des graphiques dignes de publications scientifiques ou bien dessinés sur un coin de table… : tous les formats y sont passés. 

On trouvera des compilations plus complètes dans les newsletters de Datagif (français), de Giuseppe Sollazo (anglais) ou de J++ Stockhom (anglais). (Ça ne veut pas dire que tout ce qui a été publié était de qualité, on trouvera d’ailleurs une série d’exemples à‑ne-pas-reproduire-chez-vous dans ce post Medium de l’infographiste Amanda Makulec.)

Des graphiques remixés comme de vulgaires mèmes

Mais certains m’ont particulièrement marqués. Ou plutôt, ce qui m’a frappé, c’est de les voir partagés, commentés, détournés, remixés par la culture populaire comme de vulgaires mèmes. 

Le graphique « Flatten the curve », est apparu, selon le site Know Your Meme, le 28 février. Depuis, il a été dupliqué et décliné à l’infini, parce qu’il se révélait un outil redoutable pour faire comprendre l’intérêt des mesures de distanciation sociale, dans une forme que même le plus buté des présentateurs de Fox News pouvait comprendre. 

Il est difficile d’en connaître l’impact exact dans la population – le monde réel ne se résume pas aux réseaux sociaux, ou plutôt à la bulle qu’ils créent autour de chacun de nous. Mais il est permis de penser que deux bosses et un trait vertical auront fait davantage pour faire passer un message de santé publique que bien des déclarations officielles.

Les politiques, d’ailleurs, ont rapidement compris que leurs propos avaient plus de chances de convaincre s’ils s’appuyaient sur des visuels. Ainsi, Olivier Véran dessinant le « Flatten the curve » en direct sur BFM-TV.

« C’est trop compliqué pour le lecteur » Vraiment ?

Publié le 10 mars, le post Medium de Tomas Pueyo, titré « Coronavirus : Why You Must Act Now » se situe aussi dans le registre de la sensibilisation. Mais en termes de format, c’est l’extrême opposé : un long raisonnement, de multiples graphiques parfois complexes, l’accent mis sur les biais et les erreurs d’interprétation. 

Graphique publié dans le post Medium de Tomas Pueyo.
Graphique publié dans le post Medium de Tomas Pueyo.

Tout ce qu’il ne faut pas faire quand on veut attirer l’attention du grand public sur les supports numériques, vous diront les spécialistes. Sauf que la version anglaise a été vue plusieurs millions de fois, et le texte a été traduit dans plus de trente langues…

Un succès qui relance la question de la capacité réelle des lecteurs à s’approprier les cartes, les graphiques, les schémas, les tableaux… En anglais, on parle de graphicacy, sur le modèle de la literacy, le fait de savoir lire et écrire un texte. « C’est trop compliqué pour le lecteur » est un argument souvent avancé dans les rédactions contre l’utilisation de la datavisualisation, surtout si on s’aventure hors des formats les plus simples (barres et courbes). 

A minima, on dirait bien qu’on a sous-estimé les lecteurs. Après tout, selon l’OCDE, un tiers de la population française est diplômée du supérieur (45% pour les 25–34 ans) et a dû croiser pas mal d’abscisses et d’ordonnées pendant sa scolarité. Quand aux autres, il n’est pas interdit de penser qu’en soignant la présentation et l’interprétation, il seront aussi capables de s’approprier ce type de présentation de l’information.

Une échelle logarithmique et des courbes qui s’empilent

Ce n’est pas la seule certitude que cette pandémie bouscule dans le domaine de la visualisation – sur ce sujet, Rosamund Pierce, infographiste à The Economist, dressait récemment la liste des règles qu’il faut savoir ne pas respecter, parfois.

Au début de l’épidémie, les graphiques du Financial Times, que John Burn-Murdoch présente dans une vidéo très éclairante, tordaient ainsi le cou à quelques dogmes pourtant bien établis : 

  • une échelle logarithmique, supposée déroutante et réservée aux publications scientifiques, mais qui est un choix finalement bien naturel pour parler d’un phénomène exponentiel ;
  • un empilement de courbes et de couleurs qu’on pourrait juger peu lisible, mais qui permet en un coup d’œil de différencier les pays « qui s’en sortent » de ceux qui peinent à endiguer la propagation de la maladie ;
  • des guides en pointillés qui surchargent encore l’affichage, mais sont indispensables pour mieux estimer le rythme de propagation, alors que la pandémie en était encore à ses débuts dans beaucoup de régions.

Aussi sophistiqués soient-ils, leur lecture reste aisée, et leur publication quotidienne comme les commentaires qui les accompagnent sont vite devenus un rendez-vous incontournable, au moins pour les confinés de ma timeline Twitter. 

Tout choix éditorial est un pari, et parfois les paris se gagnent

Quid des projets plus ambitieux ? En matière de datavisualisation, les productions léchées des grosses équipes du New York Times, de Reuters ou du National Geographic font peur à certains rédacteurs en chef. Trop chronophage, trop ambitieux, trop incertain. (L’an dernier, j’ai ressenti un pincement dans mon cœur de patriote en voyant que c’est un média américain, et non français, qui a publié le format le plus convaincant sur l’incendie de Notre-Dame.) 

Oui, mais voilà : tout choix éditorial est un pari, et, parfois, les paris se gagnent. Le simulateur d’épidémie publié par le Washington Post est désormais le contenu le plus visité de toute l’histoire de ce média, et a marqué beaucoup de ses lecteurs. Certes, on n’arrive pas à un tel niveau de qualité sans en passer par des années d’apprentissage, de montée en compétence de l’équipe, de recrutements avisés. Par des essais, d’erreurs et des résultats décevants. Mais qui osera dire aujourd’hui que ça n’en vaut pas la peine ?

Alberto Cairo, consultant renommé et auteur de « How Charts Lie”, résume mon sentiment sur son blog :

« C’est quelque chose qui m’intrigue : pourquoi autant d’entreprises – et je ne parle pas seulement des médias – sont aussi réticentes à investir dans des équipes data et infographies, ou bien à leur donner assez de ressources et d’autonomie pour les développer ? » 

Pour se consoler, les médias qui ont raté le train peuvent se dire qu’ils ne sont pas les seuls à manquer aujourd’hui de ressources. J’ai été frappé de voir circuler l’appel aux volontaires non-soignants lancé il y a dix jours par Assistance Publique – Hôpitaux de Paris (AP-HP). Plus de 13 000 personnes ont depuis rejoint le Slack dédié, dont 600 ont rejoint l’une des 36 missions proposées, selon le communiqué publié le 1er avril.

Parmi les profils recherchés initialement : des data-scientists, des développeurs, des chefs de projet, des designers, des spécialistes UX… Autant de métiers encore mal identifiés, associés à la geste macronienne de la start-up nation, et dont il est de bon ton de se gausser quand on est humoriste sur France inter. 

Evidemment, toutes ces bonnes volontés ne remplaceront jamais un système hospitalier correctement financé et des soignants en nombre suffisant. Mais leurs compétences se révèlent utiles pour une bataille qui se joue aussi sur le front de la data, et pas seulement dans les rédactions.

(Merci à Karen Bastien et Alexandre Léchenet pour leurs conseils.)

Pour en finir avec le journalisme de la terre brûlée

Une forêt brûlée en Suède (Pavel Koubek/EU/CC-BY-NC-ND)

C’est un bref échange, mais il en dit beaucoup sur les mauvaises habitudes d’une profession. Il a lieu lors du dernier numéro de l’émission Arrêt sur images, consacrée au livre Inch Allah, L’islamisation à visage découvert. Une enquête réalisée en Seine-Saint-Denis par cinq étudiants du Centre de formation des journalistes (CFJ) et pilotée par Gérard Davet et Fabrice Lhomme, duo réputé de journalistes d’investigation du Monde.

Sur le plateau, Daniel Schneidermann et Lynda Zerouk passent en revue les critiques que le livre a suscité depuis sa parution et le début de sa promotion, très présente dans les médias – on peut en lire une bonne synthèse sur Mediapart.

Vient le cas de Véronique Decker. Les auteurs ont consacré un chapitre à la directrice de l’école Marie-Curie, à Bobigny. Il compile une série d’anecdotes personnelles, illustrant les relations parfois difficiles entre les enseignants et certains élèves ou parents d’élèves musulmans, qui multiplient les réclamations liées à la religion – dispense de piscine ou de cours d’éducation sexuelle, tables séparées à la cantine, prière lors des voyages scolaires…

« Mes propos n’ont pas été déformés, ils ont été cuisinés »

Decker n’a pas apprécié le traitement qu’on lui a réservé, et s’en est plainte sur Facebook, dans une interview et dans une tribune sur le blog des éditions Libertalia. Elle explique notamment à France info :

« Ils parlent d’une “enseignante-soldate” qui “contiendrait l’expansion de l’islam”. Mais ce n’est ni ma fonction, ni mon désir, ni mon projet de contenir l’islam. Ma fonction, c’est de permettre aux enfants d’avoir une éducation émancipatrice à l’école publique. […]

Mes propos n’ont pas été déformés, ils ont été cuisinés. Les carottes et les courgettes sont à moi, mais les auteurs en ont fait un couscous qui n’est pas de moi. »

Sur le plateau d’Arrêt sur images, une fois les faits exposés, Schneidermann se tourne vers Gérard Davet. Voilà leur échange in extenso (je n’ai pas trouvé d’extrait vidéo) :

« Est-ce que vous entendez ce reproche ? Parce que c’est vrai, quand on lit le chapitre qui lui est consacré, on a l’impression qu’elle passe ses journées, ses journées… à se bagarrer contre les empiétements de la religion. Et elle dit, ben non, il m’est arrivé un certain nombre de choses, échelonnées sur vingt ou vingt-cinq ans et tchouk ! [Il fait mine de comprimer un objet avec les bras]

– Est-ce qu’on devrait, dans ce cas-là, narrer comment elle fait pour trouver des tableaux, comment elle fait pour tenir sa classe ? Evidemment qu’un chapitre ça ne résume pas toute une vie de directrice d’école, évidemment.

– Ce n’est pas ce qu’elle dit, elle dit que ça caricature…

– Mais ça caricature… Vous connaissez beaucoup de gens qui, une fois qu’on fait un article sur eux… Vous avez été journaliste pendant très longtemps au Monde, [Schneidermann y a passé près de vingt-cinq ans, avant d’être licencié en 2003, ndlr] Y a pas des gens qui vous ont appelé derrière, pour vous dire “ça reflète pas exactement ce que je suis”, Daniel ?

– Tout le temps ! [Rires] Tout le temps… »

A ce moment, Lhomme intervient :

« […] Y a un autre tweet [de Véronique Decker, ndlr] qui commence en disant : “Toutes les paroles que j’ai tenues, qui sont rapportées dans le livre sont exactes.” Moi y a que ça qui m’intéresse. »

Je l’avoue, j’ai sursauté sur mon siège. Ce que disent deux journalistes (pas n’importe qui, des références pour la profession), c’est que l’impact que peut avoir un travail journalistique sur un témoin, en fait, on s’en fout un peu. Seule compte l’info : faut qu’elle avance, « il n’y a que ça qui m’intéresse », et peu importe si elle laisse un peu de terre brûlée sur son passage.

Se mettre dans la peau des gens qui permettent aux journalistes de faire son travail

J’interviens de temps en temps au CFJ, et c’est une tout autre vision du journalisme que je promeus auprès de mes élèves quand j’en ai l’occasion – d’ailleurs je doute que Davet et Lhomme soient complètement indifférents au sort de leurs sources, comme ils le laissent entendre de façon péremptoire dans cet extrait.

Mais cette histoire permet de rappeler l’importance qu’il y a, pour un journaliste, à se mettre dans la peau des gens qui lui permettent de faire son travail – un thème que j’avais déjà abordé dans un de mes posts sur le « journalisme en empathie ».

Lors d’une conférence au dernier festival de journalisme de Pérouse, une chercheuse en communication m’a conforté dans cette conviction. Pour son livre Becoming the News. How Ordinary People Respond to the Media Spotlight (« ils ont fait l’actu : comment réagissent les gens ordinaires quand ils sont dans la lumière »), Ruth Palmer a mené des dizaines d’entretiens avec des non-journalistes.

Elle avait repéré leur nom dans des journaux ou à la télévision, puis leur a demandé de raconter en détail ce qui s’est passé quand des journalistes ont débarqué dans leur vie, pour des raisons très diverses : une femme était témoin d’un accident dans la rue, un artiste avait fait l’objet d’un portrait dans un journal local, une cadre était accusée de malversations financières, un homme était dans l’Airbus qui a atterri sur l’Hudson River

« Les reporters doivent vous pousser dans vos retranchements, c’est leur boulot »

Elle en a tiré des leçons plutôt intéressantes. D’abord, ça ne se passe pas forcément si mal que ça : beaucoup de personnes interrogées considèrent qu’apparaître dans les médias a plutôt bien servi leurs propres objectifs, qu’il s’agisse d’attirer l’attention sur une cause importante à leurs yeux, de diffuser leurs idées à une large audience, ou d’améliorer leur propre statut social auprès de leur entourage.

Certains comprennent même que les journalistes puissent être intrusifs et insistants, comme cette femme qui avait perdu son bébé à cause d’une maladie, et voyait une équipe de télévision réarranger les meubles de son salon avant de tourner son interview :

« Les reporters doivent vous pousser dans vos retranchements, ça m’a parfois agacé mais c’est leur boulot. Regardez CBS, ils voulaient absolument une image du bébé que j’ai perdu, j’ai refusé encore et encore, mais ils ont continué à la demander jusqu’à la dernière minute. Mais c’est leur boulot. »

Quand ça s’est mal passé, c’est pour des raisons qu’on retrouve en partie dans la polémique autour du dernier Davet/Lhomme :

  • la sensation d’avoir été manipulé revient souvent, comme si le journaliste n’écoutait pas vraiment, mais avait une citation en tête et s’efforçait de la faire dire à leur interlocuteur. Une chercheuse explique ainsi que, lors de son interview, elle a passé plus de temps à éviter de dire ce qu’on l’incitait forcément à dire plutôt qu’à dire quelque chose d’intéressant.
  • les conséquences sur la vie personnelle peuvent être terribles, et se sont aggravées avec Internet. Les médias en ligne travaillent leur référencement, et leurs articles squattent les pages de résultats Google quand on cherche le nom de la personne accusée d’un crime ou d’un délit. « La pire chose que vous avez faite dans votre vie devient la première chose qu’on apprend de vous, et ça vous suivra sans doute toute votre vie, résume Palmer. Si vous vous exprimez, il y aura forcément un retour de flamme sur les réseaux sociaux, ajoute-t-elle, et parfois des répercussions jusque dans le monde réel. »
  • quoiqu’il se passe après la parution, on ne peut pas compter sur les journalistes pour gérer « l’après ». Alors qu’ils avaient vécu un moment intense de leur existence, beaucoup ont ensuite ressenti un sentiment d’abandon.

L’image des journalistes n’a plus rien à avoir avec l’image qu’ils se font d’eux-mêmes

De son travail, Palmer tire une conclusion alarmante : l’image du métier que se font les non-journalistes n’a plus grand chose à voir avec celles que les journalistes aiment à cultiver.

« Ce qui m’a frappée, c’est que les gens qui disaient garder un bon souvenir de leurs interactions avec des reporters ajoutaient immédiatement que leur propre expérience était une exception à la règle.

Ils considèrent toujours que les journalistes, dans leur ensemble, sont insistants, intrusifs, égoïstes, prêts à inventer des choses, et disparaissent quand ils ont eu ce qu’ils veulent en se moquant de ce qui peut arriver aux gens ordinaires. »

Dans leur propre imaginaire, les journalistes sont là non seulement pour défendre la vérité, mais aussi pour incarner un contre-pouvoir et aider les petits à se défendre contre les puissants.

Mais pour un nombre grandissant de non-journalistes, ils représentent eux-mêmes un pouvoir menaçant, un « tyran » qui peut leur pourrir la vie. Difficile de leur donner tort, quand on voit la réaction de Davet et de Lhomme aux critiques de la directrice d’école.

Il y a sans doute plein de raisons, bonnes ou mauvaises, qui amènent Decker à réagir comme elle l’a fait. Mais la moindre des choses c’est d’accepter de les entendre : elles viennent de quelqu’un qui a consacré du temps, partagé un peu de son histoire personnelle et pris publiquement position dans un débat empoisonné.

Le journalisme qu’on doit défendre dans les écoles, c’est celui qui prend soin de ses témoins, pas celui qui leur roule dessus comme un bulldozer.

Il y a un réseau social super auquel les journalistes ne pensent jamais

La mascotte d’un réseau social que les journalistes devraient fréquenter plus souvent.

Le social media en ce moment, c’est vraiment pas la joie.

Mon flux  Facebook ressemblerait à un frigo vide, sans les publicités venues s’empiler entre de rares posts de vraies gens, oubliés là comme un Tupperware de gratin dauphinois du mois dernier.

Twitter est toujours aussi bouillonnant,  et la pratique des threads, qui consiste à raconter une petite histoire au fil d’une série de tweets enchaînés, a su ranimer mon intérêt. Mais vu l’ambiance délétère qui y règne, j’ai autant envie de participer aux échanges que de tremper mes orteils dans un marigot rempli de caïmans affamés.

Linkedin est à la mode, mais qui a vraiment envie de passer du temps sur un réseau social où il faut enfiler un costume cravate et cirer ses mocassins avant de se connecter ?

La chair est triste, hélas, surtout pour les vieux cons qui, comme moi, ont connu l’effervescence bon enfant de ces plateformes à leurs débuts – sans parler des blogs qui les ont précédés. Et la tentation est grande de se replier sur un espace de discussion réservé aux gens de bonne compagnie, qu’il s’agisse d’un groupe Facebook, d’une boucle WhatsApp ou d’un channel Slack.

Une passion pour le nettoyage industriel à haute pression

Pourtant, il reste un endroit où on retrouve le plaisir d’échanger avec des inconnus qui faisait tout le sel de l’Internet de papa : Reddit, et plus précisément sa partie francophone, village gaulois résistant vaillamment à l’aseptisation des espaces numériques.

Reddit, j’y ai créé un compte depuis 2011, attiré par les mèmes, les vidéos de chats et les GIFs animés qu’on y trouve à foison. Moins connu et plus americano-centré que ses concurrents, il compte quand même plus de 500 millions d’utilisateurs, et semble décidé à accorder plus de place à l’actualité, contrairement à Facebook.

Sept ans plus tard, je reste fasciné par la taille et la vitalité des communautés qui font vivre les subreddits, sortes de forums organisés autour de thématiques, de centre d’intérêts et de marottes diverses.

Ces derniers visent parfois large : il y a /r/worldnews sur l’actualité, /r/soccer sur le foot, /r/politics sur la politique américaine… Mais les subs les plus intéressants occupent des créneaux plus étroits, autour d’une série TV (/r/gameofthrones) , d’un type d’humour particulier (/r/dadjokes) ou de fétichismes ultra-pointus – grâce à /r/powerwashingporn, je viens de me découvrir une passion inavouable pour le nettoyage industriel à haute pression.

Jusqu’il y a peu, aller sur Reddit était pour moi une façon très agréable de perdre encore plus de temps scotché à mon smartphone, mais n’avait pas grand chose à voir avec une activité journalistique sérieuse.

D’autant que les codes, le jargons, les private jokes en vigueur sur cette plateforme font de sa découverte et de sa prise en main une expérience ingrate – montrer Reddit à un collègue, c’est risquer de s’attirer des regards incrédules voire hostiles, et se trimbaler avec  une étiquette « gros nerd » pendant le reste de son CDD.

Ambiance cœur-avec-les-mains dans le coin des Français

Les choses ont changé avec la montée en puissance de /r/france, sub francophone qui a  dépassé les 200 000 membres cet été. J’ai pris l’habitude d’y signaler les articles que je publie ici, agréablement surpris par la qualité de l’accueil reçu. Et le trafic reçu commence à être significatif : sur les 4 200 visiteurs qui sont passés sur mon infographie dédiée aux recettes de Marmiton, près de 900 venaient de /r/france.

Mais c’est surtout la qualité des commentaires reçus qui m’a enthousiasmé.

Sur Facebook, je peux compter sur mes proches et mon réseau professionnel pour relayer mes petites productions. Un soutien agréable mais forcément biaisé : difficile de ne pas lâcher un like quand un de vos amis publie le résultat d’un travail sur lequel il a transpiré plusieurs jours, voire plusieurs semaines.

Sur Twitter, beaucoup d’utilisateurs vont me retweeter ou publier un lien vers mes articles (merci à eux !), parfois accompagné d’un commentaire ou d’une critique, mais la plupart du temps ça ne va pas plus loin, surtout si l’attention générale est retenue par la dernière sortie d’Eric Zemmour ou le énième clash entre Raphaël Enthoven et Rokhaya Diallo.

Sur Reddit, c’est une autre paire de bretelles : tout ce que j’ai écrit va être scruté à la loupe, mes graphiques et cartes analysés en détail, mes erreurs ou raccourcis signalés en quelques minutes.

Même les scripts informatiques que je publie parfois en accompagnement sont passés en revue par des « redditeurs » bien plus calés que moi en code. (Lesquels, au passage, me proposent parfois leurs services pour une prochaine enquête, ambiance cœur-avec-les-mains.)

S’y aventurer reste une expérience risquée

La (relative) bonne tenue des échanges sur Reddit tient à ses deux principaux atouts :

  • un algorithme qui trie les commentaires selon leur pertinence et replie les posts les plus mal notés
  • une modération assurée par des bénévoles, qui édictent les règles des échanges sur chaque subreddit et les font respecter. (Ce qui ne va pas sans créer des heurts et des polémiques, comme celle qui a agité /r/france cet été.)

Comme tout bon subreddit, /r/france n’a pas que des qualités : le nouveau venu pourra se sentir exclu par le contenu dit « meta », soit l’humour autoréférentiel, auquel on n’entrave rien si on n’a pas suivi les échanges depuis quelque temps. Il faudra ainsi faire avec de multiples références à la guerre « pain au chocolat » versus « chocolatine », qui y a atteint des proportions quasi nucléaires.

D’autres subreddits franchouillards commencent aussi à émerger, même s’ils souffrent souvent de la concurrence de leur alter ego anglophone : /r/ligue1 pour le ballon rond, /r/paslegorafi pour les infos insolites, /r/vosfinances pour des conseils pognon.

Pour un journaliste, s’aventurer sur Reddit reste une expérience un peu risquée : le rejet global des médias, perçus comme « putaclics » ou partisans, s’y ressent comme partout ailleurs.

Surtout, il faut être prêt à jouer le jeu des échanges, en défendant son travail quand les critiques ne sont pas justifiées, en reconnaissant ses lacunes et ses erreurs quand elles le sont.

La recette : être utile, bienveillant, intelligent,  et surtout transparent

Aux Etats-Unis, le Washington Post s’est fait remarquer avec le compte /u/washingtonpost, qui poste bien sûr des liens vers les articles publiés sur le site, mais participe aussi aux échanges dans les commentaires.

Il est animé par Gene Park, un social media editor qui connaît bien les usages de cette plateforme. Bienveillant, utile et intelligent, son travail a été salué par le site spécialisé NiemanLab :

« Si le Post a fini par être bien accepté sur Reddit, c’est pour une raison pas si surprenante : son compte joue vraiment la transparence et accepte de répondre aux accusations lancées contre le journal, notamment le fait qu’il est détenu par le patron d’Amazon, Jeff Bezos. »

Park organise notamment des AMA (pour « Ask me anything »), exercice très prisé sur Reddit, qui consiste à laisser les utilisateurs interviewer une personnalité. Ça peut être un journaliste de la rédaction, ou un quidam ayant marqué l’actualité, comme ce présentateur météo de l’Alabama dont les bulletins sur les ouragans avaient été repérés pour leur qualité.

(Encore à Rue89, j’avais copié cette formule pour lancer la rubrique Posez-moi vos questions, qui a notamment accueilli un biérologue, une médaillée au JO ou encore l’écrivain Martin Wincler.)

Pour Park, « l’enjeu n’est pas de faire du trafic, mais de créer des liens avec l’audience ». En accompagnant le mouvement plutôt qu’en cherchant à le créer artificiellement :

« Les utilisateurs de Reddit postent très souvent des liens vers le Washington Post. Nous allons chercher ces conversations autour de nos articles et cherchons à donner plus de contextes, et plus de réponses. Parfois on a déjà publié d’autres contenus sur le même sujet, et je peux utiliser mes connaissances pour transmettre davantage de connaissance. »

Reddit m’intéresse parce qu’il permet de recréer des liens entre les journalistes et leur audience, ce qui me semble un étape indispensable si les médias veulent regagner la confiance du grand public (je sais, je radote). Les sites d’info peinent à créer des espaces de conversation pertinents sous leur propre ombrelle, alors pourquoi ne pas essayer celui-là ?

Supprimer les services politiques, et 4 autres idées pour changer le journalisme

La journaliste politique Nathalie Saint-Cricq lors du débat Macron-Le Pen

Comme chaque année, je suis allé manger du poulpe grillé et boire des Spritz découvrir les dernières tendances au Festival international de journalisme de Pérouse, en Italie. Je vous en ai ramené cinq idées pour changer le journalisme qui continuent à me trotter dans la tête depuis mon retour.

1. Supprimer les services politiques dans les rédactions

L’idée vient de l’écrivain néerlandais Joris Luyendijk, qui tenait le Banking Blog sur le site du Guardian. Il l’a exposée lors d’une conférence à la tonalité désabusée :

« Il faut supprimer les services politiques des rédactions nationales, les jeter par la fenêtre. Et remplacer leurs reporters par des “fixers”, dont le job est d’aider leurs collègues des autres services à faire leur travail.

Si je travaille pour les pages économie et que je tombe sur une affaire de corruption à Westminster, je devrais pouvoir me tourner vers un spécialiste du Parlement britannique pour qu’il m’aide dans mon enquête.

Mais en pratique, ça n’arrive jamais : les journalistes politiques ont leur propres priorités et ne partagent pas leurs contacts. Ils se contentent de la politique politicienne : les sondages, les postes, les ambitions… en résumé, ils en font un “show business for ugly people”. »

« Jeter les services politiques par la fenêtre » : formulée ainsi, la mesure paraît radicale. Mais le punk qui sommeille en moi ne peut pas s’empêcher de penser que c’est une très bonne idée…

2. Arrêter de vendre des abonnements et proposer des adhésions à la place

C’est sans doute l’idée la plus enthousiasmante que je retiens de Pérouse cette année – si on s’est croisés depuis, il y a de bonnes chances que je vous en ai déjà parlé, en faisant de grands moulinets avec les mains.

Je résume à gros traits : le modèle de financement des médias par abonnement, qui a beaucoup séduit dans la profession ces dernières années, a bien des avantages : indépendance vis-à-vis des annonceurs ; expérience utilisateur améliorée par l’absence de publicités forcément intrusives ; lien plus direct entre la rédaction et son public.

Mais il a un inconvénient majeur : en activant un paywall, on impose au lecteur de se créer un compte et de sortir sa carte bleue avant de pouvoir lire un article. Et on réduit drastiquement les possibilités de circulation et de reprise des informations publiées.

On peut toujours le désactiver pour certaines enquêtes jugées « d’utilité publique », mais on crée alors un dilemme cornélien pour les équipes concernées, quand elles s’apprêtent à publier un contenu fort.

Faut-il le laisser en libre accès et espérer que le surplus de trafic généré se transforme, in fine, en nouveaux abonnés ? Ou faut-il au contraire le réserver à ses lecteurs actuels, pour s’assurer qu’ils en aient « pour leur argent » et ne pas réduire la valeur de leur achat ?

Les expériences menées par le News Revenue Hub offrent une troisième voie, déjà empruntée par le Guardian au Royaume-Uni, par Reporterre, L’Imprévu ou le Bondy Blog en France. Ces derniers ont fait le choix garder leurs contenus ouverts, et de proposer à tous les lecteurs de devenir adhérents, si le projet éditorial proposé les séduit sur le long terme.

C’est le virage pris par le Honolulu Civil Beat,  à Hawaii, et Voice of San Diego, deux sites qui peinaient à recruter assez d’abonnés pour financer reportages et enquêtes de fond. Dans les deux cas, les  revenus générés ont nettement augmenté : les rédactions ont découvert qu’une part significative de leurs lecteurs était prête à payer une dizaine de dollars par mois non pour accéder à des contenus, mais pour soutenir des projets de journalisme de qualité.

Mais pour réussir, le passage du subscription model au membership model implique de transformer significativement la façon de travailler des reporters concernés. Les voilà forcer de raconter davantage les coulisses de la fabrication de l’information, d’expliquer les choix éditoriaux opérés ou encore de prendre réellement en compte les avis et les propositions de sujets des adhérents.

C’est ce qu’expliquait Mary Walter-Brown, la fondatrice du News Revenue Hub, à Pérouse :

« Il faut un changement de culture pour que ça marche. Il faut proposer des contreparties, comme le fait de pouvoir prendre un café avec les journalistes pour discuter avec eux.

Il faut dégager du temps pour que les reporters puissent préparer des campagnes d’emailing où ils se présentent et présentent leur travail. Il faut passer du temps à étudier les données disponibles.

Si vous vous contenter juste de lancer une page membership sur votre site sans y consacrer du temps et de l’énergie, les gens le verront vite. A l’inverse, des initiatives simples peuvent avoir de grands résultats. »

Ça passe parfois par de petites fonctionnalités malines, rappelait le chercheur Jay Rosen dans un autre rendez-vous pérugin : lorsqu’un adhérent au site néerlandais De Correspondent partage un article, les lecteurs qui cliquent sur le lien généré vont voir le nom de ce soutien s’afficher sur la page. De quoi donner envie de rejoindre le club.

Ce qui m’a frappé, c’est que ce modèle membership ne semble plus seulement réservé à des médias juniors ou militants, mais qu’il pourrait bien concerner bien plus de titres. L’approche proposée par le News Revenue Hub est d’ailleurs très business, et passe par la mise en place d’outils de relation-client performants.

A titre personnel, je suis abonné (et même petit actionnaire) des Jours, mais je ne vois aucune raison d’interrompre mon prélèvement si ce site décide de mettre ses contenus en libre accès. Et je suis prêt à parier que bien des lecteurs de Mediacités, du Quatre heures ou même de Libération feraient le même choix.

3. Mettre au point un fact-checking automatique et collaboratif

Réelle tendance de ces dernières années, le fact-checking a du plomb dans l’aile depuis qu’on a découvert qu’il ne permettait pas vraiment de lutter contre la dissémination des fake news. Ça n’empêche pas les spécialistes de continuer à réfléchir aux façons de l’améliorer.

Parmi eux, Bill Adair, chercheur à l’université Duke et créateur de Politifact, pionnier américain dans ce domaine. Depuis quelques années, il trimballe dans sa sacoche un vieux rêve : un outil qui permettrait de vérifier en direct les propos tenus par un politicien, par exemple sous la forme d’un bandeau incrusté sur la retransmission de son discours par une chaîne info.

Complexe à mettre au point, une telle technologie paraissait hors de portée il y a quelques années. Mais les progrès et la popularisation de l’intelligence artificielle montrent qu’elle désormais est atteignable. L’application pour iPhone FactStream, que son équipe a récemment lancé, permettait ainsi à ses utilisateurs de recevoir des notifications dès que Trump prononçait une contre-vérité lors de son discours sur l’Etat de l’Union, en janvier.

OK, le texte que lisait Trump est diffusé aux journalistes quelques heures avant, et les notifications étaient envoyées manuellement (parfois avant même que Trump arrive au passage concerné, pour tenir compte des délais. Mais Adair ne compte pas s’arrêter là, et automatiser davantage le processus.

Autre outil développé : ClaimBuster, qui va détecter automatiquement dans n’importe quel discours des propos factuels pouvant être matière à un travail de vérification. Une série de fact-checkers américains reçoivent ainsi une newsletter quotidienne fournissant les faits détectés par exemple dans les interventions des parlementaires au Congrès, une matière qu’ils vont pouvoir traiter pendant la journée.

Pour mieux fact-checker, il est aussi utile de fact-checker ensemble : ainsi, FactStream propose des contenus venus de plusieurs sites d’information, parfois concurrents. Ces contenus sont structurés via le balisage ClaimReview, servant au référencement et mis au point avec Google pour rendre plus visible les fact-checkings sur Google News et dans les résultats de recherche.

4. Rétablir la confiance des lecteurs pour qu’ils acceptent d’être bousculés

C’est devenu une tarte à la crème, et je ne suis pas le dernier à la ressortir régulièrement du frigo : les journalistes doivent regagner la confiance de leur public s’ils veulent exister dans des écosystèmes numériques ou l’information est surabondante et partout accessible.

Dans sa keynote à Pérouse, le chercheur new-yorkais Jay Rosen proposait donc « d’optimiser les médias pour la confiance », plutôt que de les optimiser pour les clics ou les partages Facebook.

Il a cependant vite reconnu la faiblesse derrière ce raisonnement : après tout, Breitbart News aux Etats-Unis a la confiance de ses lecteurs, et c’est même ce qui fonde son pouvoir de nuisance  dans le débat démocratique :

« C’est facile d’obtenir leur confiance si vous ne faites que renforcer les idées que vos lecteurs ont déjà, et si vous dénoncez les idées des autres. Trump le fait avec son compte Twitter. Comme source d’information, il est davantage cru que Fox News par les électeurs républicains. »

(Toutes choses égales par ailleurs, on peut tenir le même raisonnement en France avec des sites aux contenus marqués idéologiquement et journalistiquement contestables, comme Russia Today, Le Média ou LesCrises.)

Ce constat l’amène à reformuler la question : « Comment combiner le respect des standards de qualité du journalisme, et en même temps créer de la confiance ? » Quitte à prendre, parfois, son lecteur à rebrousse-poil.

C’est un vaste chantier, qui passe, comme lorsqu’un média adopte le modèle de financement par adhésion, par une redéfinition globale de l’offre éditoriale et des méthodes de travail des journalistes.

5. Fournir des services aux pigistes pour qu’ils se publient eux-mêmes

Teun Gautier en est convaincu : le problème actuel du journalisme n’est pas un problème de demande – les lecteurs veulent de l’information et sont prêts à la payer « si elle a de la valeur pour eux » – ni un problème d’offre – « les coûts de production baissent »,  et des technologies autrefois inaccessibles sont désormais à portée de clic pour le premier étudiant en journalisme venu.

Un peu comme pour les producteurs de melons, le problème vient, selon le fondateur du service De Coöperatie, des intermédiaires. Entre les journalistes et leur public, c’est la structure de distribution de l’information qui est dysfonctionnelle, parce qu’elle n’est pas capable de générer des revenus suffisants.

C’est le rôle des éditeurs de presse qui doit donc changer. Ils ne devraient plus chercher à encadrer le travail des journalistes – en choisissant qui doit être embauché, en sélectionnant ce qui doit paraître ou pas ou en commandant des contenus qui doivent coller à des formats existants.

Plutôt que de multiplier les conférences de rédaction pour remplir un chemin de fer préformaté ou renouveler à marche forcée une page d’accueil, les nouveaux intermédiaires devront chercher à accompagner des journalistes freelance, en leur fournissant les services nécessaires à leur activité.

Pour les identifier, il faut se demander ce qu’on inventerait si on faisait table rase des médias existants. De quoi ont besoin les journalistes ? Pêle-mêle : un outil de publication performant, de la visibilité sur les réseaux sociaux, des solutions de monétisation (paiement à l’article, crowdfunding, adhésion…), de services de formation, d’entraide, de relecture ou de correction, d’une bonne épargne retraite…

Ce modèle « de la ferme à la table » appliqué au journalisme réduit la distance entre le lecteur et le reporteur, et modifie aussi la répartition des revenus générés, qui profitent davantage au producteur de l’information et moins à ceux chargés de leur distribution

Les journalistes ne devraient plus se cacher pour pleurer

« C’est pas si grave, ça se passe comme ça sur Internet, il faut que tu t’endurcisses. » C’est une phrase que j’ai pu prononcer quand j’étais rédacteur en chef adjoint de Rue89 et qu’un journaliste de l’équipe était pris pour cible par des malfaisants dans les commentaires ou sur Twitter.

Et c’est une réaction totalement contre-productive. C’est en tout cas l’avis de Gavin Rees, directeur du Dart Center Europe, organisation venant en aide aux journalistes confrontées à des situations violentes, exprimé pendant un débat sur ce sujet au festival de journalisme de Pérouse, début avril :

« Il faut en parler entre collègues, il faut qu’on vous rassure sur votre travail, sur ce que vous avez écrit, qu’on vous dise que ce n’est pas votre faute. Il ne faut pas que ce soit une question taboue, sinon ils ont gagné. »

Pratiquer le « journalisme en empathie », thème d’une série de posts que je termine avec ce texte, c’est aussi se préoccuper davantage de ses collègues, quand tous ceux qui prennent la parole en ligne sont plus exposés que jamais.

OK, les journalistes sont des durs à cuire, mais ils sont de plus en plus attaqués

L’idée que le journaliste est un dur à cuire imprègne encore les imaginaires, et on la retrouve dans pléthore de films et de séries. Ce sont des reporters de guerre qui se précipitent au plus près des bombes. Des enquêteurs qui ne mangent que des sandwichs et ne boivent que du whisky tant qu’ils n’ont pas sorti leur scoop. Des rédacteurs en chef à bretelles qui pestent en permanence mais ont l’instinct affûté et le flair imbattable.

Comment des types aussi indestructibles pourraient-ils se sentir meurtris par de simples trolls ? Peut-être parce que les attaques de ces derniers se multiplient et sont de mieux en mieux organisées. Toujours à Pérouse, Michelle Ferrier, fondatrice de TrollBusters, a rappelé des chiffres alarmants :

« Aux Etats-Unis, 40% des femmes qui publient du contenu en ligne sont victimes de harcèlement, principalement sur Twitter : des propos haineux, racistes ou haineux ou encore la publication d’informations privées. Plus de 80% des journalistes estiment que leur travail est plus dangereux qu’avant. »

Son organisation a mis au point trois armes pour lutter contre les trolls :

  • Une équipe de secours d’urgence : une communauté d’utilisateurs qui peut être mobilisée quand un journaliste est victime de ce genre d’attaques, notamment pour répondre et contre-attaquer collectivement.
  • Un travail d’enquête sur leur organisation et leurs méthodes, en se servant de technologies d’étude de réseau.
  • Du support spécialisé, par exemple pour aider un service technique confronté à une attaque en déni de service, mais aussi pour des conseils juridiques ou un soutien psychologique.

« Les rédactions doivent protéger leurs employés en utilisant tous les recours possibles »

S’il met tout en œuvre, au sein du Coral Project, pour amener les journalistes à dialoguer davantage avec leur audience, Greg Barber reconnaît que la conversation est parfois impossible, et que les médias en ligne doivent en tenir compte :

« On raconte quand des journalistes sont menacés à l’étranger. mais il faut le faire aussi quand ça arrive chez nous. Les médias doivent protéger leurs employés en utilisant tous les recours possibles. »

Le diagramme “Comment réagir au harcèlement en ligne” édité par Trollbusters.

TrollBusters a publié un diagramme instructif résumant les réactions possibles quand on est victime de harcèlement en ligne.

A ma connaissance il n’y a pas d’organisation équivalente en France, mais si je me trompe, n’hésiter pas à le signaler dans les commentaires.

Parmi les initiatives sur le sujet, je me dois cependant de signaler le fascinant récit que fait Faïza Zerouala, aujourd’hui journaliste à Mediapart, de sa rencontre avec un de ses trolls.

Ne plus prendre le trolling à la légère

J’ai l’impression qu’entre journalistes en ligne, la tendance naturelle est de minimiser les effets du trolling, d’en faire une blague, un truc agaçant mais au final insignifiant. Parce que reconnaître le contraire serait avouer une faiblesse pas très professionnelle.

Et le côté pervers, c’est que ce sont justement ceux qui se préoccupent le plus des lecteurs et échangent davantage avec leur communauté qui souffrent le plus quand ça tourne au vinaigre, comme le rappelait Martin Belam, un ex du Guardian, dans une analyse des communautés des sites d’actu.

Prendre en compte la souffrance de ses troupes, mettre en place des procédures en interne, prévoir des moments pour en parler… : les rédactions des médias en ligne, comme toutes les entreprises confrontées à un risque professionnelle, ont désormais cette responsabilité.

Hé, ce texte fait partie d’une série de notes consacrée au « journalisme en empathie » ! Voici le menu complet :

« Merci de supprimer l’article me concernant » : le journaliste face à la fragilité de ses sources

Des enfants dans un centre pour réfugiés à Athènes (Martin Leveneur/Flickr/CC-BY-ND)

La scène se passe en juin 2016, à Lesbos, en Grèce. Le journaliste Marc Herman est en train d’interroger Zozan Qerani sur son parcours jusqu’au camp de réfugiés installé sur l’île, et toutes les épreuves qu’elle a du traverser.

Soudain, la jeune Kurde yazidi s’effondre, le corps pris de convulsions. En discutant avec les médecins présents, Herman comprend que c’est le fait même de devoir raconter son histoire une nouvelle fois qui a déclenché cette crise.

Le cofondateur de l’agence Deca a raconté dans un témoignage les interrogations éthiques que cet épisode a suscitées en lui. « Près de 50% des réfugiés souffrent de troubles psychologiques, qu’il s’agisse d’anxiété, de dépression, ou de stress post-traumatiques, détaillait-il dans un panel du festival de journalisme de Pérouse, début avril. Est-ce qu’on doit les interviewer comme si de rien n’était ? »

Si ça saigne, ça doit faire la une !

Pour Marc Herman, l’empathie avec son sujet est aussi passée par le choix des photos accompagnant son texte. Le photographe qui l’accompagnait n’a pas pris d’images de Zozan Qerani en train de convulser par terre, mais après la crise, debout dans les bras de son compagnon ou allongée sur un lit de camp.

On peut aussi avoir cet impératif en tête au moment de rédiger un article ou de choisir son titre. En refusant, par exemple, de commencer un texte par la scène la plus violente ou la plus dure, comme le veut la règle « if it bleeds, it leads » (« si ça saigne, il faut le mettre en une »).

Développer un rapport plus respectueux et plus humain avec les femmes et les hommes qui font, souvent à leurs dépens, l’actualité : voilà une autre piste de réflexion pour le « journalisme en empathie », une idée que je développe dans une série de notes sur ce site depuis quelques semaines.

Protéger ses sources, c’est aussi se soucier de leur état d’esprit une fois l’article paru

Je n’ai jamais été grand reporter et je n’ai jamais été confronté personnellement à des situations humaines aussi difficiles.

Mais j’ai remarqué qu’on abordait la question de la protection des sources davantage par un prisme juridique (« la personne que j’ai interrogée risque-t-elle des poursuites judiciaires à cause de son témoignage ? ») ou professionnel (« va-t-elle perdre son emploi ? ») que sur le plan de son bien-être émotionnel ou psychologique (« comment vit-elle le fait de voir son histoire mise sur la place publique ? »).

Pendant les sept années que j’ai passées à Rue89, j’ai aussi vu combien la situation des témoins avait changé avec la montée en puissance des sites d’info.

C’était une chose de raconter sa vie à un journaliste au début des années 90, et de voir son récit imprimé à un nombre limité d’exemplaires, accessibles uniquement au lectorat du titre concerné.

C’en est une autre, complètement différente, de se dévoiler aujourd’hui, sachant que ses confidences seront accessibles à tous, en quelques clics et probablement pour l’éternité.

« Je ne suis plus la personne qui vous a raconté ça il y a cinq ans »

Rue89 pratique le « journalisme participatif », et tente d’associer au maximum les lecteurs à la production d’information. Sur ses bases, il était courant qu’une personne écrive à la rédaction pour raconter ce qui lui est arrivé, souhaitant prendre à témoin le reste du monde.

Un journaliste entrait alors en contact avec elle pour préparer un texte, souvent écrit à la première personne, parfois « anonymisé » et relu avant parution si nécessaire. Tout se passe donc avec son complet accord et sa totale collaboration.

Malgré ces précautions, il n’était pas rare que la même personne contacte la rédaction pour réclamer la suppression du contenu concerné. Ces demandes pouvaient arriver en pleine panique, quelques heures  à peine après la publication. Ou bien des années plus tard et accompagnées de menaces judiciaires.

L’info doit-elle primer sur l’humain ? Vous avez quatre heures…

Les raisons avancées ? Les commentaires, qu’on ressent très violemment quand on est leur sujet principal. Les réactions de l’entourage. Les résultats de recherches Google sur son nom, où se retrouve listé le contenu concerné.

Certains justifiaient leur demande par le droit à l’oubli : « je vous ai raconté ça quand j’avais 18 ans, mais j’en ai 22 et je ne suis plus la même personne, pourquoi devrais-je subir les conséquence de ce choix jusqu’à ma mort ? »

Que doit faire le journaliste quand ça arrive ? Accepter la demande, et supprimer un article qui a pu avoir un impact important, sacrifiant au passage un morceau de ses propres archives et prenant le risque d’être accusé de censure ou de manipulation ?

Ou refuser, pour préserver l’intégrité du travail journalistique réalisé, quitte à laisser sa source seule avec sa souffrance ? C’était ma position dans le passé : après tout, un journaliste n’est pas un travailleur social ou un psy, et c’est l’info qui prime avant tout, coco.

Je pense aujourd’hui qu’une telle intransigeance est impossible, surtout si on souhaite rétablir un lien de confiance entre les médias et leur public. D’autant que des compromis sont possibles, comme l”  »anonymisation » a posteriori d’un texte, le retrait de certains détails, l’ajout d’une mise à jour ou d’un encadré – il est d’ailleurs arrivé qu’on fasse ce choix à Rue89.

Mais je doute qu’il existe une réponse unique à cette question, et suis curieux de connaitre les vôtres dans les commentaires.

Des récits sur la crise des réfugiés qui ajoutent « du bruit au bruit »

Faire preuve d’une plus grande empathie avec ses sources n’a cependant pas que des inconvénients. C’est aussi de se donner une chance d’obtenir un récit plus à même de toucher plus efficacement le public.

C’est ce que l’expérience a appris à la journaliste indépendante Mariangela Paone, qui s’exprimait elle aussi à Pérouse. Selon elle, la crise des réfugiés a généré un volume d’articles et de vidéos sans doute sans précédent dans l’ensemble de l’Europe. Mais elle doute que ces récits aient, pour la plupart, réussi autre chose que « d’ajouter du bruit au bruit » :

« Les médias grand public ont tendance à présenter les migrants comme une file interrompue et uniforme de gens, un ensemble menaçant pour les habitants des pays-hôtes.

Ça passe par une simplification des gens présentés. En analysant une série de textes publiés, une étude a montré que bien souvent, on ne donne que la nationalité de la personne qu’on a rencontrée, mais pas son âge, sa profession, son prénom, voire son genre.

Au final, ce traitement n’a pas permis de créer un contact, une relation entre les réfugiés et l’audience, de susciter  un sentiment de compassion dans ce qui était pourtant la plus grand crise de ce type depuis 1945. »

Egalement présente à Lesbos, Paone a cherché à créer de l’empathie pour mieux intéresser les lecteurs de ses longs reportages, s’intéressant par exemple aux problèmes d’allaitement des jeunes mères forcées de prendre la route et souffrant de malnutrition ou de déshydratation. Elle a noté que ce type de récits recevaient plus de visites et d’engagement (partages, likes, commentaires… ) de la part des lecteurs.

Evidemment, chercher à créer de l’empathie ne doit pas être un prétexte pour se contenter de l’émotion, « tomber dans le pathos » en ne s’intéressant plus qu’aux larmes, aux désespoir et aux colères. Mais je pense que c’est un fil conducteur intéressant à tirer, si on veut promouvoir un journalisme plus utile à la société et à ceux qui y vivent.

Hé, ce texte fait partie d’une série de notes consacrée au « journalisme en empathie » ! Voici le menu complet :

Pourquoi il ne faut pas virer des amis Facebook à cause d’une élection (surtout si vous êtes journaliste)

Bataille au village d'Astérix
La France entre les deux tours de la présidentielle (allégorie)

« Cette campagne aura au moins eu le mérite de me permettre de faire le ménage dans mes « amis » Facebook. J’en ai viré plusieurs, c’était plus possible de débattre avec eux. » Depuis le premier tour de la présidentielle, j’ai croisé des statuts de ce type plusieurs fois sur ma timeline.

Je comprends tout à fait ceux qui souhaitent se préserver du climat de tension et d’agressivité régnant sur les réseaux sociaux, mais je pense que c’est une très mauvaise idée, particulièrement si vous êtes journaliste. Et dans ce deuxième épisode de ma série consacrée au « journalisme en empathie », je vais tenter de vous expliquer pourquoi.

La présence de Marine Le Pen au second tour, même si elle semble avoir peu de chances de l’emporter, résonne comme un écho étouffé de la victoire des partisans du Brexit au Royaume-Uni et de celle des supporteurs de Trump aux Etats-Unis.

Dans tous les cas, il est tentant pour les médias de rejeter la faute sur les autres : les algorithmes de Facebook et leur appétit pour les fake news ; les politiciens inefficaces, coupés de la société, menteurs voire corrompus ; la cyberpropagande et les hackers du Kremlin…

« Les journalistes britanniques n’ont pas assez parlé aux gens »

Mais c’est aussi dans leur miroir que les journalistes doivent chercher les responsables de ces résultats qui font vaciller nos démocraties représentatives sur leur base.

C’est en tout cas l’avis d’Alison Gow, qui se confiait lors d’un panel du Festival international de journalisme de Pérouse, début avril.

« La bataille pour le Brexit, nous l’avons perdue il y a vingt ans, quand nous avons commencé à ne plus faire notre travail sur les sujets européens », a commencé par expliquer la responsable de l’innovation au groupe Trinity Mirror,  dont les tabloïds ont soutenu le camp du « Remain » :

« Comme ce sont des questions compliquées, nous nous sommes réfugiées dans une attitude très britannique qui consiste à se moquer de ce qu’on ne comprend pas. »

Au-delà de cette focalisation sur des histoires triviales comme la régulation de la courbure des bananes, Gow estime surtout que les journalistes « n’ont pas suffisamment parlé aux gens » :

« Nous n’avons pas assez cherché à savoir ce qu’ils pensaient et ce qu’ils avaient sur le cœur.  Si on s’était davantage emparés du débat, on aurait pu faire une différence. On est trop restés enfermés dans nos rédactions et dans nos réseaux sociaux. »

« J’aurais dû davantage suivre mon instinct »

Autre panel, même conclusion pour Maria Ramirez, qui a couvert la campagne de Trump pour le groupe Univision :

« Il faut faire davantage confiance à ce que remarquent les reporters sur le terrain et moins à ce que disent les sondages.

J’avais déjà couvert d’autres campagnes, mais en me rendant dans les meetings de Donald Trump, j’ai découvert quelque chose de nouveau : des gens qui ne se seraient jamais déplacés pour un homme politique avant, une atmosphère différente, plus agressive. J’aurais dû davantage suivre mon instinct. »

Ce besoin se reconnecter avec l’audience, Mandy Jenkins, responsable éditoriale de l’agence Storyful, est bien placée pour le ressentir. Native de l’Ohio, elle voit en effet tous les grands médias américains se ruer dans sa région une fois tous les quatre ans – l’Etat est l’un des swing states, ceux dont le vote peut faire basculer l’élection présidentielle :

« Les journalistes mangent les spécialités locales, parlent des gens qui ont des problèmes comme les agriculteurs ou les métallos, se moquent des ploucs.

Mais ils ignorent les secteurs économiques dynamiques et échouent globalement à raconter ce qui s’y passe vraiment. Ils tombent dans la caricature parce qu’ils ne sont pas d’ici. »

« C’est peut-être mieux d’embaucher quelqu’un qui vit dans l’Ohio pour parler d’Ohio »

Pourtant, pour Jenkins, cet éloignement entre les médias et leur public n’a pas toujours été la règle :

« Au niveau local, les gens avaient l’habitude de connaître ou au moins de rencontrer de temps en temps les journalistes qui parlaient d’eux. Ils étaient allés dans la même école, vivaient dans la même ville, fréquentaient les mêmes lieux de vie.

Ce n’est plus le cas aujourd’hui.  les journalistes se retrouvent parachutés là où se passe l’actu, et une fois l’actu passée, il n’y a pas de raisons pour eux de rester. »

La concentration s’est en effet accélérée ces dernières années : 13% des journalistes américains travaillent dans le seul quartier de Manhattan, à New York. Trop souvent, les rédacteurs en chef ont peur de ne pas pouvoir contrôler un journaliste s’il travaille à distance, ajoute Jenkins :

« Il aura fallu le plantage de Trump pour qu’enfin, ils se disent, c’est peut-être mieux d’embaucher quelqu’un qui vit dans l’Ohio pour parler de l’Ohio [ou au moins dans un Etat proche, ndlr]. En plus, ça nous reviendra moins cher. »

25 pro-Trump et 25 pro-Clinton dans un même groupe Facebook

Et en France ? Si Marine Le Pen remporte finalement la présidentielle, le défi principal pour les médias généralistes ne sera pas de se prendre pour L’Huma clandestine en entrant en résistance contre le fascisme, mais bien de renouer le lien avec une population qu’ils ont trop souvent exclue de leur radar.

Et l’on aura, nous aussi, le genre de débats qui agitent aujourd’hui les médias britanniques et américains. Une fois (un peu) remis du choc initial, ils ont multiplié les expériences journalistiques sur ce sujet :

Fin 2016, l’ONG Spaceship Media a par exemple rassemblé pendant un moins dans un même groupe Facebook 25 supportrices de Trump vivant en Alabama (considéré comme un des Etats les plus conservateurs) et 25 supportrices de Clinton vivant en Californie (Etat progressiste par excellence).

Non seulement la conversation n’a pas viré au pugilat, mais les participantes se sont peu à peu emparées de cet outil pour faire vivre elles-mêmes un débat difficile sur les questions de race, d’immigration ou de foi.

Pour le journalisme, une raison évidente d’exister

Cette opération m’est revenue en tête en voyant une brève séquence d’un reportage diffusé jeudi dans Quotidien (et que je n’ai pas retrouvé en ligne). Après avoir repéré un couple d’électeurs de Le Pen venue assister à un meeting de Macron (« pour se faire [leur] propre idée »), le journaliste enjoint les autres personnes présentes dans la file d’attente à dialoguer avec eux.

Quand j’étais étudiant, c’était le genre d’intervention qu’on nous recommandait de ne pas faire :  le journaliste ne saurait intervenir sur les événements se déroulant devant lui, pour ne pas sacrifier sa neutralité.

Aujourd’hui, je suis peu à peu convaincu du contraire. Confronté douloureusement à la question de sa propre utilité dans des sociétés hyperconnectées et surinformées, le journalisme tient là une raison évidente d’exister.

Servir de facilitateur pour créer du lien entre l’actualité et sa communauté.  Faire preuve de suffisamment d’empathie et de diplomatie pour ne plus se mettre l’opinion à dos. Maintenir à tout prix le dialogue, comme on protège la flamme d’une bougie menacée par un mauvais courant d’air.

« Ils ont compris comment gagner avec des mensonges et ne vont pas s’arrêter là »

Si vous trouvez ça un peu concon comme conclusion, il y a aussi la version coup-de-pied-dans-le-cul de cette thèse. Elle est servie par Jonathan Pie, reporter fictif incarné par le comédien britannique Tom Walker dans une vidéo énervée :

« La seule chose qui marche, putain, c’est d’en avoir quelque chose à foutre, de faire quelque chose, et tout ce que vous avez à faire c’est entrer dans le débat, parler à quelqu’un qui pense différemment et parvenir à le convaincre.

C’est tellement simple, mais pourtant la gauche est devenue incapable de le faire. Arrêtez de penser que ceux qui ne sont pas d’accord avec vous sont des malfaisants, des racistes, des sexistes ou des idiots. Et parlez-leur, persuadez-le de penser autrement, parce que si vous ne le faites pas, le résultat c’est Trump à la Maison-Blanche. »

Parce qu’en face, ils commencent à avoir de l’entraînement, expliquait en substance Rupert Myers, journaliste politique pour le GQ Magazine britannique, toujours à Pérouse :

« Le camp du Leave a beaucoup appris. Ils ont compris comment gagner avec des mensonges, et ils ne vont pas s’arrêter là.

Par exemple, ils vont proposer de faire un référendum sur la privatisation de la BBC. Ensuite, ils vont vous demander pourquoi vous déniez au peuple britannique la possibilité de se prononcer sur ce sujet.  Avant que vous ayez eu le temps de réagir, ils vont expliquer qu’on pourrait financer des hôpitaux avec le budget de la BBC…

Tant que les journalistes n’auront pas trouver un moyen efficace de lutter contre leurs mensonges, ils ne s’arrêteront pas. »

Pensez‑y avant de vous lancer dans un « ménage » de votre liste d’amis Facebook !

Hé, ce texte fait partie d’une série de notes consacrée au « journalisme en empathie » ! Voici le menu complet :

« Vos lecteurs ne vous demanderont pas des vidéos de chat ou de bébé »

« Les gens ne seront prêts à faire confiance dans les médias que s’ils se sentent écoutés par eux. » Cette phrase de Jennifer Brandel, qui a fondé l’agence Hearken pour aider les médias à recréer du lien avec leur audience, résume bien l’un des débats qui m’ont le plus marqué du dernier Festival de journalisme de Pérouse, début avril.

Il faut dire que le sujet est cher à mon cœur, je l’ai d’ailleurs développé dans un talk donné à TEDx Clermont.

Pour Aron Pilhofer, ancien du Guardian et du New York Times – l’un des experts les plus plaisants à suivre sur ces sujets –, disposer d’une carte de presse ne suffit plus à obtenir la confiance de son public. Le journaliste n’a pas l’équivalent d’une étoile de shérif qu’il lui suffirait de brandir pour asseoir son autorité.

Et quand une société perd confiance dans ses journalistes, la place est libre pour toute la propagande et la désinformation du monde.

« Ressembler à une personne normale »

La bonne nouvelle,  c’est que ça marche aussi dans l’autre sens : un projet éditorial qui cherche avant tout à tisser ce lien si fragile entre un média et son public a de bonnes chances de réussir, quelque soit son modèle économique.

Pour Brandel, le journaliste doit accepter de descendre de son piédestal, et ne plus introduire une distance journalistique artificielle avec son lecteur, mais « ressembler à une personne normale ».

(A ce sujet, j’ai toujours un petit ricanement intérieur quand je lis de jeunes journalistes se draper dans le mal-nommé « nous de modestie » quand ils s’adressent à leur lecteur au sein d’un article, avec des formules pompeuses du type  » à l’heure où nous écrivons ces lignes » ou « l’intéressé n’a pas donné suite à nos demandes d’interview ».

On est en 2017, mec, je te vois publier des photos de chatons toute la journée sur Twitter, je penses que tu peux parler normal, Beuve-Méry s’en remettra.)

Pilhofer a aussi pris l’exemple de John Templon, journaliste à Buzzfeed UK. L’homme est à l’origine de l’un des plus belles enquêtes de l’histoire du datajournalisme, The Tennis Racket,  qui révèle comment des matchs de tennis étaient truqués au bénéfice de parieurs en ligne. Mais il n’hésite pas à se mettre en scène dans un making of drolatique.

Verra-t-on bientôt Fabrice Arfi en short et un ballon au pied pour raconter les coulisses des Football Leaks sur Mediapart ? Le défi est lancé !

Un très bon « retour sur investissement »

Toujours selon Brandel, c’est ainsi un autre journalisme qui est en train de s’inventer, notamment en presse locale. Il place le lecteur au cœur de la machine à fabriquer de l’info, et pas seulement au bout de la chaîne.

En France, on pense aux expériences de Nice-Matin en matière de « journalisme de solutions” – dont les résultats semblent très encourageants.

Ce n’est pas une démarche de doux rêveur, détachée des réalités économiques du secteur ; selon elle, ces méthodes ont « un très bon retour sur investissement » :

« Si vous demandez à vos lecteurs quels sont les sujets qui les intéressent, je vous assure qu’ils ne vous demanderont pas des vidéos de chats ou de bébés, mais qu’ils vous poseront de bonnes questions. Et vous saurez que le contenu qui y répondra sera lu. »

Pour Pilhofer, l’enjeu est aussi de construire des indicateurs de performance intégrant cette nouvelle priorité,  plutôt que de garder le nez collé au compteur à pages vues.

Ainsi, Vox demande à son lecteur, en bas de chaque article, s’il a trouvé ce dernier « utile » – un peu comme un site de e‑commerce vous demande après un achat si vous êtes satisfait du service rendu.

(Pour ceux que cette piste intéresse, je recommande le travail de recherche de Frédéric Filloux, actuellement en résidence à Stanford, sur les façons de mesurer la qualité de l’info – il revient régulièrement sur ses découvertes dans sa Monday Note.)

Des réflexes du métier à remettre en cause

Mais adopter ce nouveaux paradigme implique aussi de remettre en cause des réflexes du métier trop bien ancrés, que Pilhofer énumère :

  • Ne plus chercher à tout prix à sortir une info à avec trois minutes d’avance sur ses concurrents, au risque de négliger la vérification ou l’analyse. A l’ère de Twitter, votre breaking news sera disponible un peu partout au bout de quelques secondes, et le lecteur 1) sera bien incapable de savoir que vous en êtes à l’origine 2) n’en a de toute manière pas grand chose à faire.
  • Présenter les informations avec le même soin qu’on les prépare, au lieu de barder ses pages de publicités intrusives ou contenus sponsorisés indigents – comme ces poubelles de l’info que sont les modules Ligatus ou Outbrain, qu’on croise pourtant un peu partout sur les sites d’actu.
  • Présenter chaque auteur en expliquant en quoi il est digne de confiance. Ainsi The WireCutter ajoute à chacun de ces tests conso un encadré « Pourquoi nous faire confiance » – même s’il s’agit de simples parapluies.
  • Etre plus transparent sur le travail en coulisses : le New York Times a ainsi choisi de publier la retranscription intégrale de son entretien avec Donald Trump, pour ne pas pas être accusé d’avoir manipulé ou trahi ses propos. Même souci chez Mediapart, avec les « boîtes noires » proposées en fin d’article.

On voit bien le fil conducteur : à chaque fois, il s’agit de se mettre dans la peau du lecteur pour comprendre ce qu’il va apprécier et ce qui va le faire fuir.

L’empathie au cœur des nouvelles méthodologies

Même dénominateur commun quand il s’agit de s’engager dans un nouveau projet enfin : l’empathie est au cœur des méthodologies modernes – en Design Thinking, c’est la première étape du processus d’innovation, avant de commencer à phosphorer quoi que ce soit.

L’empathie se construit grâce à des questionnaires utilisateurs (Libération interroge en ce moment les utilisateurs, mais Arrêt sur images ou Courrier international sont aussi passés par là), des entretiens avec des lecteurs et bien sûr le test répété des nouveaux produits ou fonctionnalités

La priorité à l”  »expérience utilisateur » (UX), principe qui a si bien réussi aux géants du Web, fait ainsi lentement son chemin dans les médias.

Je suis preneur d’autres expériences et avis sur ce sujet, n’hésitez pas à réagir dans les commentaires.

Hé, ce texte fait partie d’une série de notes consacrée au « journalisme en empathie » ! Voici le menu complet :

Les médias n’ont pas besoin de plus de technologie, mais de plus d’empathie

J’ai une confidence à vous faire : je suis censé être un spécialiste de l’innovation dans les médias – c’est en tout cas comme ça que je gagne ma vie –, mais il y a des pans entiers de l’innovation dans les médias qui me laissent dans une profonde indifférence.

Prenez les expériences de réalité virtuelle ou de réalité augmentée, par exemple. Je vois passer chaque matin dans ma veille un nombre considérable d’expériences, de témoignages ou de tribunes à ce sujet, et malgré mes efforts et mon professionnalisme, je ne parviens pas à m’y intéresser.

Je comprends que beaucoup d’experts surveillent cette tendance de près, et j’ai bien sûr vu passer quelques exemples réussis, comme cette vidéo à 360° tournée parmi les soldats irakiens lors de la reconquête de Falloujah, et diffusée par le New York Times.

(Je vois aussi de beaux ratages, comme l’application lancée par France Télévisions à l’occasion de la présidentielle, bidule particulièrement creux et inutile.)

Mais plus profondément, je n’arrive pas à imaginer un futur où notre rapport à l’information passerait, principalement ou accessoirement, par des expériences d’immersion de ce genre.

L’info en ligne, un écosystème du moindre effort

Prenez la vidéo sur mobile. Ça ne paraît pas bien compliqué de pencher son smartphone sur le côté pour profiter d’une vidéo au format 16/9 en plein écran.

Pourtant, les médias en ligne diffusent de plus en plus souvent des clips au format carré ou vertical – et ils réorganisent leur circuit de production en conséquence – parce que nous privilégions ceux qui nous épargnent ce simple geste du poignet.

Dans un tel écosystème du moindre effort, où on se contente souvent de l’information « poussée » par ses amis sur un réseau social ou notifiée par une application sur son mobile, je ne vois pas de place pour des formats qui imposent au lecteur de mettre un casque sur la tête ou de brandir son téléphone dans toutes les directions pour accéder à de l’information.

Je vois en revanche très bien comment ces dispositifs peuvent s’imposer dans le monde du jeu vidéo, mais ce n’est pas du tout la même limonade.

Est-ce que j’ai vraiment envie de passer mon temps à chercher autour de moi quel degré je suis censé regarder parmi les 360 disponibles pour comprendre ce qui est en train de se passer dans le monde ? Est-ce que c’est vraiment ce que j’attends d’un média ou d’un journaliste ?

Qu’apporte un direct sur Facebook Live par rapport à un direct sur BFM-TV ?

Au risque de passer pour un vieux con, je pourrais tenir le même type de raisonnement pour plusieurs autres technologies qui ont beaucoup occupé les esprits ces derniers temps.

Ça inclut les robots conversationnels dans les messageries instantanées. Les chatbots que j’ai installés sur Messenger m’ont presque tous donné envie de jeter mon smartphone par la fenêtre, tant s’informer par ce canal m’a paru un exercice aussi laborieux que frustrant. L’exception confirmant la règle étant celui lancé par L’Obs pour la présidentielle, et qui raconte au jour le jour les hésitations d’une série d’électeurs indécis.

L’engouement actuel pour la vidéo live me laisse tout aussi sceptique. Je trouve bien sympathiques les jeunes reporters des sites généralistes envoyés dans les cortèges se filmer en direct, interviewer des manifestants et répondre aux réactions en direct des gens sur Facebook.

Mais je peine à voir la valeur éditoriale qu’ils apportent, quand on compare ce qui est diffusé à ce que diffusent les chaines info – qui ont à disposition des journalistes rompus à l’exercice, du matériel de qualité et toute une culture donnant « la priorité au direct ».

Evidemment, il est tout à fait possible que dans cinq ou dix ans, nous ayons tous une paire de lunettes spéciales réalité virtuelle sur la table du salon, afin de s’informer chaque soir avec des vidéos à 360° diffusées en direct et commentées par des robots.

(Si vous vivez dans ce futur et que vous êtes en train de lire ces lignes, merci de ne pas être trop méchant dans les commentaires.)

Un consultant en innovation a besoin d’innovations sur lesquelles être consulté

Au passage, ça me pose un problème professionnel. Comme le trader fait ses profits grâce aux évolutions des cours de bourse et ne gagne rien si rien ne change, le consultant en innovation a besoin d’innovations sur lesquelles être consulté.

Et sauf à être totalement cynique, il a intérêt à croire en ces nouvelles tendances, au moins un minimum, s’il veut gagner sa croûte. J’ai la chance d’avoir des clients que ces nouveautés laissent pour le moment indifférents ; si ce n’était pas le cas, je serais bien embêté.

Attention, je ne suis pas en train de dire que le journalisme n’a rien d’intéressant à prendre dans le grand panier des nouveautés technologiques. Il y a quelques années, c’est autour du datajournalisme qu’il y avait un fort engouement. Et encore aujourd’hui, je lis pas mal de big bullshit sur le big data ou l’utilisation de l’intelligence artificielle à des fins éditoriales.

La data est cependant plus qu’une mode, et modifie de façon non négligeable le travail dans un nombre croissant de rédactions, et je suis très fier d’y avoir contribué par mes formations, conférences ou expériences.

Le « journalisme en empathie », exercice profondément humain

Mais aujourd’hui, les vraies évolutions sont peut-être ailleurs. C’est le sentiment que me laisse la dernière édition du Festival international de journalisme de Pérouse qui se tenait début avril, dont les échanges ont sans doute catalysé en moi d’autres réflexions plus anciennes .

Si j’essaie de mettre toutes mes impressions dans un grand sac et de coller une étiquette dessus, j’appellerais cette tendance le « journalisme en empathie ».

Soit un journalisme vécu comme un exercice profondément humain. Qui prend réellement en compte les attentes du lecteur. Et qui tente de connecter les gens au monde qui les entoure, au lieu de déverser sur leur tête un flux continu d’informations suscitant, au mieux, de l’indifférence ou, au pire, de l’angoisse et de l’isolement.

Je sais, dit comme ça, ça fait « cul-cul la pral’ », mais c’est quand même plus emballant que « le journalisme de drones » ou le « journalisme de robots », non ?

L’empathie était d’ailleurs le thème de l’un des rendez-vous proposés à Pérouse, et au-delà, elle me semble bien résumer une série d’évolutions que traversent (ou devraient traverser) les médias.

Comme ce thème m’inspire, je vais le décliner Dans mon labo en quatre épisodes dans les semaines qui viennent. En espérant vous convaincre de ranger votre casque de réalité virtuelle au placard au moins quelques instants !

Hé, ce texte fait partie d’une série de notes consacrée au « journalisme en empathie » ! Voici le menu complet :

5 exemples réussis de “journalisme à la petite cuillère”

Le garçon à la petite cuillère, image extraite du film “Matrix”

Parfois, les lecteurs sont un peu comme des bébés : si vous leur présentez votre bouillie dans un bol, ils vont faire “pfff… » et peut-être même vous le balancer à la figure.

Mais si vous convoyez leur pitance par petites doses à l’aide d’une petite cuillère, vous verrez qu’ils finiront par la manger en entier sans regimber.

Le « journalisme à la petite cuillère », c’est une tendance que j’ai vu se dessiner récemment – je vois passer beaucoup de nouveaux formats éditoriaux, et j’en conçois moi-même à l’occasion.

Elle est en train d’enterrer la mode du longform : c’est désormais découpée en petites bouchées qu’on propose l’information aux internautes. J’ai choisi cinq exemples réussis de ce phénomène, mais vous en avez sûrement d’autres en tête, et aurez j’espère à cœur de les partager dans les commentaires.

1. Le diaporama bad ass aux légendes ultracourtes

Capture d’écran d’un diaporama Look At This de la NPR
  • Taille de la cuillère. 130 signes environ pour chaque texte
  • Nombre de cuillerées. 66 en tout
  • Taille du bol. A la louche, plus de 8 000 signes

Avec ses Look At This, la NPR propose un format visuel très efficace, que Le Temps a aussi adopté : des photos plein écran, une navigation ultra basique à la souris ou au clavier, et surtout des textes très courts.

Particularité : pour occuper toute la largeur et toute la hauteur d’un écran quelque soit sa taille, les photos publiées sont forcément recadrées. Sur un ordinateur, on coupe un peu sur les bords ; sur un mobile, on n’affiche qu’une portion congrue de la photo.

Une photo du diaporama, telle qu'elle apparaît sur un écran d'iPhone 6 et sur un macBook.
Une photo du diaporama, telle qu’elle apparaît sur un iPhone 6 et sur un MacBook 13 pouces.

On imagine que l’équipe Visuals Team du réseau américain de radios publiques s’est efforcée de sélectionner des photos adaptées, avec le sujet principal de l’image bien calé au centre.

Cette pratique un peu acrobatique a de quoi faire s’étrangler les puristes du photoreportage. Elle a l’intérêt de renforcer l’impact visuel du contenu publié, surtout sur un smartphone – support sur lequel les médias en ligne publient le plus souvent des photos au format paysage, de ce fait affichées en taille réduite.

2. Le serious game dont vous êtes le héros

Capture d’écran du jeu “Scénario(s)”
  • Taille de la cuillère. 290 signes en moyenne pour chaque écran
  • Nombre de cuillerées. 757 (pour tous les choix)
  • Taille du bol. Plus de 215 000 signes

Avec Scénario(s), qui lui a valu le Prix de l’innovation en journalisme, Marie Turcan  propose de se plonger dans le monde des scénaristes de télévision et de cinéma, ses producteurs libidineux et ses écrivains en galère de thune. Le lecteur incarne un scénariste débutant et doit faire, à chaque étape, le choix entre plusieurs options.

L’entrée en matière et la prise en main sont très simples, et c’est sans doute ce qui fait l’intérêt de ce type de formats : le lecteur commence à les explorer sans prendre vraiment conscience de leur longueur totale ; après une ou deux minutes, il va poursuivre la lecture pour avoir la satisfaction d’avoir accompli une tâche jusqu’au bout.

(J’imagine qu’il y a un phénomène neurologique à l’œuvre, une glande qui s’active quelque part entre le thalamus et le cortex – si jamais vous êtes un spécialiste de la chose, pensez à laisser un commentaire.)

3. Le réseau de personnes exposé maillon par maillon

Capture d’écran de la dataviz “Un an de connexions terrosites”
  • Taille de la cuillère. 350 signes environ pour chaque texte
  • Nombre de cuillerées. 17 en tout
  • Taille du bol. Près de 6 000 signes

Pour montrer les liens entre les diverses équipes terroristes qui ont sévi en France l’an dernier, Libération a choisi de dévoiler morceau par morceau le réseau de djihadistes que ses journalistes sont parvenus à reconstituer.

C’est un choix malin, en partie contre-intuitif : on aurait envie de montrer dès le chargement de la page le réseau entier, parce que c’est le résultat d’un travail qu’on imagine long et minutieux. Mais le risque serait alors de décourager le lecteur avec une infographie trop dense et trop complexe.

Cet exemple montre aussi qu’on n’est pas forcé d’adopter un format austère quand le sujet l’est : on peut faire le choix du visuel et de l”« expérientiel » pour traiter la complexité.

4. Le décryptage d’un geste sportif mouvement par mouvement

Capture d’écran d’un écran d’intro de la rubrique The Fine Line, du New York Times
  • Taille de la cuillère. 80 signes environ pour chaque texte
  • Nombre de cuillerées. 22, pour une quarantaine d’étapes
  • Taille du bol.  Pas plus de 2 000 signes

Ce serait du foot, on parlerait de « football total ». La série d’infographies The Fine Line, préparée par le New York Times pour les JO de Rio, pourrait faire mourir d’envie tous ceux qui travaillent sur ce type de nouvelles écritures.

Images, vidéos, schémas, interactions, transitions, design, ergonomie… : le résultat est beau, intelligent et réglé comme du papier à musique,  le tout avec même pas 2 000 signes de texte !

Venant d’un journal qu’on surnommait The Gray Lady (« la dame en gris ») pour l’austérité de ses pages, l’évolution est spectaculaire. D’autant qu’en 2012, c’est au contraire un (très) long format,  Snow Fall, qui avait fait remarquer le New York Times sur le web.

5. Le quiz intelligent qui montre comment nous percevons mal notre réalité

Capture d’écran du quiz “How well do you know your country ?”, du Guardian
  • Taille de la cuillère. 300 à 350 signes par question/réponse
  • Nombre de cuillerées. 11 en tout
  • Taille du bol.  3 700 signes à tout casser

C’est un autre de mes coups de cœur : le quiz « How well do you know your country ? » (« Connaissez-vous bien votre pays ? ») proposé par le Guardian pose à l’internaute une série de questions pièges, dont la réponse est toujours un pourcentage.

Par exemple : quelle est la part des habitants de la France qui n’est pas née en France ? Le résultat sélectionné par l’internaute est comparé à deux autres valeurs :

  • la réalité,
  • les réponses recueillies par Ipsos dans un sondage mené dans 33 pays.

A chaque étape, un court texte tire les leçons de  l’expérience. Le tout est très efficace pour montrer à quel point notre vision de la réalité statistique peut être déformée.