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J’ai fait faire mon logo au Bangladesh pour 5 euros

Il y a quelque temps, je suis tombé sur un entrepreneur français qui partait s’installer en Amérique latine ouvrir des boulangeries-pâtisseries à la française. Il m’avait raconté ses galères et ses bons plans, et montré le logo (plutôt joli) qu’il allait faire imprimer sur ses cartons à gâteaux :

« Je l’ai fait faire en Chine, ça m’a coûté 5 dollars ! En France, ça te coûte des centaines d’euros pour la même chose. »

Je m’étais promis de tester les sites proposant ce genre d’offres un jour, curieux de savoir quel genre de visuel on pouvait obtenir à un tarif si bas. J’ai alors découvert qu’un designer basé au Japon, Sacha Greif, avait déjà réalisé cette expérience et l’avait racontée sur Medium.

Mais le récent conflit entre UberPop et les chauffeurs de taxis m’a incité à passer commande à mon tour. Je me demandais si, comme beaucoup de professions, les graphistes et maquettistes français avaient des soucis à se faire, avec la concurrence d’amateurs et de professionnels du monde entier désormais disponible en quelques clics, grâce à Internet et son « économie du partage ».

Fiverr, pour trouver un freelance pas cher

Comme Greif, je suis passé par Fiverr, qui permet de trouver des freelance pour des travaux de graphisme, mais aussi de traduction, de programmation, de création musicale…

L’interface est simple et efficace, et plutôt que de chercher parmi les portfolios de tous les designers disponibles, j’ai vite choisi de proposer une tâche (un « gig ») en décrivant sommairement ma demande – le nombre de caractères étant limité, je n’ai pu en dire beaucoup sur mon activité :

« J’ai besoin d’un logo pour mon entreprise. Je suis un consultant et un formateur, je travaille dans le secteur des médias et de la communication. Le nom de mon entreprise est “Dans mon labo”. »

Le texte de l'offre publiée sur Fiverr
Le texte de l’offre publiée sur Fiverr

Une fois l’offre postée, il ne vaut mieux pas trop s’éloigner de son ordinateur : en près de deux heures, j’ai reçu près de 27 offres de services, la plupart au prix plancher, 5$.

Un peu perdu dans cette liste, j’ai finalement décidé de passer trois commandes, pour un prix de 5 $, 15 $ et 55 $. Il faut y ajouter 5% de commission pour le site et puis des frais bancaires : au final j’ai donc payé à peu près 5 €, 15 € et 55 € .

Une fois le paiement par carte bleue effectué, les enchérisseurs sont informés et se mettent au travail – mais ils ne sont payés qu’après que le commanditaire a validé le produit fini.

1. Le logo à 55 dollars, créé en Israël

Dans sa présentation, la designer israélienne que j’ai sélectionné explique avoir douze ans d’expérience dans la réalisation de logos, d’animations et de posters.

Elle garantit, comme Lorie, une « positive attitude » dans ces échanges avec les clients – effectivement, de multiples smileys et points d’exclamation émailleront ses messages.

Peu de temps après ma commande, elle me demande « le nom de mon entreprise » et « un petit mot de description ». Mais elle n’attendra pas finalement ma réponse pour livrer la commande dans un ZIP contenant neuf fichiers : trois visuels en trois versions (JPEG, PNG et une sorte de version « extrudée » du plus bel effet).

La première proposition fait un peu penser à l’enseigne d’un LaserGame :

Le premier logo de la designer israélienne
Le premier logo de la designer israélienne

La deuxième est ma préférée, je suis à deux doigts d’acheter le même chapeau pour les visites chez mes clients :

Le deuxième logo de la designer israélienne
Le deuxième logo de la designer israélienne

La dernière piste est très ensoleillée et donne envie de gober plein de comprimés de vitamine C :

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Le troisième logo de la designer israélienne

Dans son message, elle promettait « une surprise » si je validais son travail (ce qui déclenche le versement de la somme due) et lui  donnais la note maximale (5 étoiles) à son travail – ce que j’ai fait, comme pour les deux autres designers. Mais je n’ai jamais rien reçu.

2. Le logo à 15 dollars, créé au Pakistan

« Le rôle d’un design, c’est de présenter votre message au monde. Un bon design le fait aussi simplement et joliment que possible. » C’est  ainsi que se présente le designer pakistanais que j’avais choisi.

Il m’a d’abord envoyé une liste de questions : une description de mon activité, les textes à inclure avec le logo, des couleurs à privilégier… Quelques heures après avoir reçu mes réponses, il m’a envoyé deux visuels.

La première proposition, avec sa plume Sergent-Major, a un charme désuet.

Le premier logo du designer pakistanais.
Le premier logo du designer pakistanais.

Quant à sa deuxième création, je pense l’utiliser en quatrième de couverture de mon premier recueil de poésie.

 

Le deuxième logo du designer pakistanais.
Le deuxième logo du designer pakistanais.

3. Le logo à 5 dollars, créé au Bangladesh

Sur Fiverr, le designer bengali que j’ai sélectionné explique avoir sept ans d’expérience et avoir réalisé « une grande variété de travaux complexes pour des clients de tout type », qui ont tous été « heureux et satisfaits » du travail réalisé.

Les échanges ont été plus compliqués. Après m’avoir lui aussi demandé plus d’informations, il a vite voulu être payé davantage :

« Si vous souhaitez un logo de qualité et original, alors il faut payer au minimum 20 dollars, ce qui correspond à quatre commandes comme celle-ci. Merci donc de passer trois autres commandes. »

J’ai refusé, expliquant que j’avais juste besoin d’un logo. Il m’a relancé :

« Passez-moi juste une autre commande. Je vais faire de mon mieux pour vous, parce que je veux qu’on continue à faire des affaires ensemble. »

Je n’ai pas répondu, et pourtant j’ai fini par recevoir le logo, le lendemain matin. Mais pas sous la forme d’un visuel utilisable, dans un montage photo.

Le montage photo envoyé par le designer bengali.
Le montage photo envoyé par le designer bengali.

Pour obtenir le visuel lui-même, il a fallu que je valide la commande et que je lui donne une note de cinq étoiles. J’ai ensuite reçu un fichier PNG minuscule.

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Le logo finalement envoyé par le designer bengali

Intrigué, je lui ai demandé une version plus grande ou dans un format vectoriel. Je n’ai jamais reçu de réponses.

Beaucoup de copies de logos existants

Le petit bonhomme utilisé par la designer israélienne.
Le petit bonhomme utilisé par la designer israélienne.

Lorsqu’il s’est livré au même exercice, Sacha Greif s’est rapidement rendu compte que les visuels qu’on lui livrait étaient en fait des copies ou des travaux dérivés d’images existantes, parfois récupérées dans une des grandes banques d’images qu’on trouve sur Internet.

C’est aussi le cas en ce qui me concerne : j’ai retrouvé rapidement le petit bonhomme de la créatrice israélienne, mais sans son chapeau. Il a été utilisé à multiples reprises sur le Web.

Même chose pour le groupe de personnages dont elle s’est servi pour sa première proposition.

Une profession pas simple à « uberiser »

« C’est le Lidl du logo », a commenté un ami directeur artistique à qui je parlais des tarifs pratiqués. Comme lui, je pense qu’un logo ne se résume pas à un joli dessin, mais qu’il doit traduire l’esprit d’une organisation, l’incarner dans le monde extérieur.

On peut ajouter que le travail réalisé par un professionnel inclut en général toute l’identité graphique (incluant, par exemple, le choix de couleurs et de typographies), pas seulement le visuel figurant en haut du papier à en-tête.

Au final, le graphisme me semble une profession difficile à « uberiser », en tout cas d’une façon aussi radicale que celle proposée Fivrr – même si ce secteur, comme bien d’autres, compte son lot de précaires qu’on cherche à payer toujours moins cher.

Le contexte de la marque et la relation directe avec le commanditaire  sont des variables trop importantes, sans oublier les codes culturel : par exemple, le stylo plume semble un bon moyen de symboliser le journalisme et les médias au Bangladesh et au Pakistan, ce qui n’est pas le cas en France.