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Journalistes, occupez-vous des marques ou elles s’occuperont de vous”

Parmi les rencontres proposées ce vendredi aux Assises du journalisme, à Metz, pas mal de conférences assez plan-plan, mais des bonnes surprises, comme l’atelier « Espoirs et craintes du brand content ». « Journaleux » et « pubeux » y ont échangé autour de ce nouveau concept qui suscite extase autant qu’effroi.

Je vous ai préparé une synthèse des échanges, mais pour ceux qui n’ont pas tout suivi, deux définitions préalables :

      • le brand content ou « contenu de marques », soit des articles, vidéos, infographies… réalisées par les marques en complément ou en remplacement d’une campagne publicitaire traditionnelle. Par exemple, Red Bull édite son propre magazine consacré (notamment) aux sports extrêmes, The Red Bulletin.
Exemple de “native advertising“ sur Quartz.
Exemple de “native advertising“ sur Quartz.
      • le native advertising est une des modalités du brand content. Ce sont des publicités qui adoptent une présentation proche, voire très proche, de celle des articles produits par la rédaction. Ces contenus peuvent être produits par  l’annonceur ou par le média lui-même (dans sa rédaction ou dans un service dédié). Parmi les articles publiés sur le site d’actualité économique Quartz – lancé par le groupe qui édite le mensuel The Atlantic –, certains sont ainsi payés par des marques.

L’excellent John Oliver explique très bien dans cette vidéo ce que la rapide montée en puissance du native advertising a d’inquiétant.

Last Week Tonight with John Oliver : Native Advertising (HBO)

The line between editorial content and advertising in news media is blurrier and blurrier. That’s not bullshit. It’s repurposed bovine waste.

Maintenant, place aux extraits du débat.

Amaury de Rochegonde (Stratégies). Le patron de Forbes prétend avoir sauvé ce magazine de la faillite grâce au native avertising.

Pour d’autres, y compris parmi les publicitaires, on est dans un mélange des genres qui risque de bousculer le « contrat de confiance » entre le lecteur et son média, comme l’a expliqué le patron d’Havas, Yannick Bolloré.

L’essayiste Jean-Claude Guillebaud estime lui que Forbes s’est sauvé « au prix du journalisme », que ce dernier a été sacrifié dans l’opération.

Mais d’autres encore y voient une chance extraordinaire :  le native advertising intègre la publicité de façon plus habile dans le corps éditorial ; la demande de rédacteurs augmente, le journaliste peut  trouver sa place dans ce système.

Benoit Campagne  (L’Express/Votre argent). La banque en ligne BforBank a ouvert il y a trois ans, un espace « Mon argent m’intéresse » sur notre site. La rédaction en chef négocie, ou plutôt discute avec l’annonceur pour savoir quels contenus, liés à l’activité de l’annonceur, vont être publiés dans cet espace.

Je peux mettre mon veto. Dès le départ, j’ai refusé qu’on y mette des articles trop spécifiques, par exemple sur des produits que cette banque peut vendre. Cette règle a été respectée depuis.

A de R. Les contenus sont signés « Caroline de Francqueville, rédaction Bforbank », mais il n’a y a pas de mention « publicité ». Ce n’est pas une obligation légale ?

Stéphane Martin (Autorité de régulation professionnelle d ela publicité, ARPP , ex-BVP). Ce genre de mentions est l’un des critères, mais ce n’est pas le seul. On doit pouvoir identifier qui parle, si le contenu a un  caractère publicitaire. Est-ce que la mise en page est différente du reste du site ?

Il faut avoir en tête ces bonnes pratiques, la catégorie du contenu doit être immédiatement identifiable.

A. de R. Mais ces articles peuvent être partagés sur les réseaux sociaux, où ils apparaissent comme du contenu « L’Express/Votre argent ». On brouille les repères, une lecteur pressé peut penser que c’est un contenu de la rédaction. Les annonceurs profitent de cette ambiguïté ?

S. M. Il ne faut pas « rogner » la signature de la marque. Mais aujourd’hui, les annonceurs ont besoin de prendre la parole sur tous les canaux, et ce de plus en plus souvent. Il y a donc des risques, ça nécessite du contrôle, des validations, c’est un métier.

Charles Deffontaines (Adyoulike). Il y a une demande des marques de chercher de l’engagement avec les utilisateurs. « Rentrer » vers le contenu est le meilleur moyen d’en créer, plutôt que de diffuser autour des pavés, des bannières et d’autres formats classiques, qui touchent peu la nouvelle génération de consommateurs.

Notre logique, c’est d’être le plus transparent possible, pas de berner le consommateur. Nous proposons deux types de mentions, selon le contenu :

      • Une de type éditorial : « publi-communiqué », « actu de marque », « publicité »…
      • Une autre liée à la campagne : « proposé par », « suggéré par », « sponsorisé par » selon les cas.

Charles Gros (Tradelab). Le secteur est en pleine évolution. Prenez le « retargeting », cette pratique qui consiste à vous montrer sur un site une publicité pour un produit que vous avez vu sur un autre site [par exemple, un livre que vous avez failli acheter sur le site de la Fnac et que vous allez revoir dans une pub d’un site d’actu, ndlr].

C’est énormément utilisé, ça fonctionne, mais après réflexion c’est aujourd’hui massivement rejeté : l’apport réel n’est pas évident, la cible n’est pas assez connue. Et puis une mauvaise diffusion a pu détruire de la valeur pour l’annonceur.

Le native advertising est une solution intéressante, parce qu’il passe par un retour aux fondamentaux : « Qui je touche avec cette campagne ? » Avec quel message ? »

Dans le même temps, il y a de nouveaux systèmes d’achat, comme le real time bidding [des systèmes complexes d’enchères en temps réel pour les espaces pub disponibles, ndlr].

On est dans un monde de cookies, de fingerprinting, où l’on connaît finement le profil de l’internaute. Les vieux, ça peut leur faire peur, mais les jeunes sont très demandeurs : ils préfèrent avoir une publicité ciblée, avec la bonne « créa » diffusée au bon moment.

Pour moi, ces évolutions sont positives. Le but n’est pas de biaiser, et puis si le contenu est impactant, innovant, moi je trouve ça très bien.

A de R. Est-ce que ça va de pair avec la montée de ce qu’on appelle le « web de l’attention » ? L’idée est que l’annonceur paie en fonction du temps passé par l’internaute devant la publicité, et plus seulement du nombre d’affichages ou de clics…

C. D. Oui, tout ça va revaloriser le contexte dans lequel la publicité est affichée. Si le contenu de marque correspond à la même typologie que l’éditeur, l’impact est plus fort : par exemple, un article sport en lien avec l’activité de la marque au milieu de la rubrique sport.

Des KPI [key performance indicators, soit les données qu’on analyse pour savoir si une campagne a bien marché, ndlr] comme le temps passé ou le nombre de partages s’en trouvent revalorisés.

A. de R. Chez Adyoulike, les publireportages sont faits par qui ?

C. D. Ce sont des contenus écrits par des rédacteurs, et pas des journalistes.

Cyrille Franck (Mediaculture). Dans ce débat, j’ai une position intermédiaire entre les églises et  l’Etat. Le contenu de marque est intéressant, mais il risque d’abîmer la marque… du média qui le publie.

Il y a des annonceurs pour qui c’est compliqué à imaginer – si Areva veut faire du native ad sur l’environnement, ça me pose des questions. Et il y a des sujets sur lesquels c’est compliqué à imaginer.

On le voit avec l’exemple de L’Express/Votre argent : il faut que le journaliste ait le final cut. Mais au-delà, il faut aussi savoir qui apporte le sujet, comment il est validé ? A quel moment je dis stop ? Est-ce que j’ai a la possibilité de dire stop ?

Au-delà du débat « c’est bien » ou « c’est mal », la question du comment, du process est importante. On doit évangéliser les annonceurs, leur expliquer qu’ils ne peuvent pas mentir aux lecteurs, qu’il y a des choses qu’on ne fera pas, qu’il y a des offres qu’on ne prendra pas.

A. de R. Auparavant, le lien annonceur/support passait par la régie, et du coup on pouvait dire : « Il y a une muraille de Chine entre la rédaction et la publicité. » Dans ce que vous décrivez, on est dans la porosité…

C. F. Oui, il faut plus de communication avec la régie, par exemple faire un planning rédactionnel afin qu’ils puissent « vendre » les sujets marronniers très en amont, sans en changer le traitement.

Deux logiques se heurtent : celle du commercial, qui veut faire son chiffre à court terme, et celle du média, qui joue sa réputation à long terme.

Je dis aux journalistes : « Si vous ne vous occupez pas du brand content, c’est le brand content qui va s’occuper de vous. » Il ne faut pas laisser les commerciaux décider de l’équilibre.

A de R. A L’Express, le SNJ a publié un communiqué pour exprimer ses réserves sur ce sujet…

B. C. Il y a des discussions en cours, je ne sais pas où ils en sont. La direction de la rédaction doit répondre.

Paradoxalement, j’ai remarqué que ça posait peut-être plus question au sein de la régie, ils se disent : « Les journalistes vont faire la gueule, penser qu’on dérape, que la pub arrive dans les contenus. »

Pourtant, au sein de la rédaction, on est conscients de l’importance de la pub pour payer les salaires.

Après, il faut le faire intelligemment. C’est d’ailleurs arrivé qu’on dise « non » à des propositions d’opérations venues de la régie.

A de R. Certains annonceurs ont une puissance de feu considérable, il y a une possible manipulation de l’opinion possible. Comment l’ARPP peut vérifier si un message est vrai, s’il n’est pas orienté ?

S. M. Il ne faut pas négliger la force des récepteurs. Il y a un risque d’abîmer une marque en cas de retour de bâton, et ce n’est pas son intérêt : elle est là pour être pérenne, elle craint le « bad buzz ».

C’est aussi vrai au niveau légal : la RSE [responsabilité sociétale des entreprises, ndlr] s’impose à elles. Une seule bonne com” très efficace ne peut pas justifier d’abandonner des décennies d’effort pour construire une belle marque.

Et s’il y a trop de dérapages, il y aura une loi, comme il y a eu celle de 1973 sur la publicité mensongère.

B. C. S’il y a dérapage, il y a une sanction immédiate, celle du lecteur. Chez nous, les commentaires sont ouverts, y compris sur le brand content, ils peuvent écrire : « Là, vous êtes en train de nous arnaquer. » Et tout ça peut être relayé sur Twitter et Facebook…

C. G. Ça me fait penser à deux marques avec qui on travaille : le fabricant de montres Swatch et la banque Crédit mutuel. Toutes deux ont une peur bleue du numérique.

On leur dit : « On peut travailler avec L’Express, Le Figaro, des médias bien établis. » Mais Swatch, par exemple, ne veut pas que sa pub s’affiche à côté d’un article sur l’alcool ou les cigarettes.

Ils veulent une complète maîtrise du contenu, ils ont une peur panique de détruire leur marque en suscitant un mauvais buzz.

Du coup, il faut une vraie communication entre la marque, le média, et les utilisateurs. Et il faut arrêter certains dispositifs malsains et très négatifs.

C. F. L’analyse des résultats est importante. Trop souvent, le seul critère qui compte est « quanti » (le nombre de pages vues, de visites…). C’est un critère dépassé. Il faut évaluer la qualité de l’audience, l’engagement, le nombre de partages.

Il faut se mettre d’accord avec l’annonceur, lui dire : « J’ai des objectifs “quanti” mais aussi “quali”, par exemple “3% d’engagement sur cet article”. » Il va falloir être bon et négocier.

C. D. Quand le contenu est de qualité, ça ne pose aucun problème aux journalistes de le diffuser. Personne n’a refusé de diffuser du Red Bull, c’est presque un honneur pour un média de diffuser du Red Bull.

Avec l’expérience de 500 campagnes, on se rend compte que la force du contenu est extraordinaire : la diffusion est décuplée s’il est bien adapté..

C. G. Arrêtons d’avoir des « sapins de Noël » sur les sites, d’accumuler les formats partout sur la page : bannières, pavés, interstitiels… Autant diffuser moins de formats, mais des formats plus impactants. On réduit le nombre d’impressions, l’utilisateur est content ; la pub restante est plus visible, l’annonceur est content ;  les tarifs sont plus élevés, le média est content.