Sur Internet, le contenu est roi. C’est la première chose qu’on apprend pendant les formations consacrées au référencement (SEO) ou à l’optimisation des réseaux sociaux (SMO).
Vous pouvez user de toutes les trucs et ficelles possibles pour améliorer votre visibilité sur Google et sur Facebook, ce sera toujours plus efficace de publier un enquête fracassante ou un reportage émouvant, qui s’imposeront d’eux-mêmes grâce aux liens entrants et aux partages générés par les lecteurs eux-mêmes.
La chance des journalistes, c’est qu’ils sont de très efficaces producteurs de contenu : ils peuvent vous livrer du chic ou du populaire, de l’austère ou du clinquant, fournir en gros ou au détail, en respectant les délais et les quantités prévus.
Le problème des journalistes, c’est qu’ils ne sont plus les seuls sur leur marché. Le contenu est roi, certes, mais le contenu est partout, tant la concurrence est vive pour obtenir l’attention des internautes entre blogueurs, commentateurs, marques et autres réseauteurs « influents ».
Une joyeuse mêlée, qui déborde du Web et investit d’autres espaces numériques, les réseaux sociaux et les messageries instantanées notamment, dans un mouvement de « plateformisation » de l’info qui s’accélère.
Les journalistes ne peuvent plus livrer bataille seuls dans leur coin
Et cette bataille-là, cruciale pour l’avenir d’une industrie autant que pour celui de la profession qui l’a fondée, les journalistes ne peuvent plus la gagner en restant isolés.
Pour s’assurer que le public ait une chance de voir émerger leurs productions dans des flux d’information de plus en plus foisonnants et personnalisés, il va leur falloir un sacré coup de main.
C’est le principal enseignement que je retire des trois journées que j’ai passées au Festival international de Pérouse, dont la dixième édition vient de s’achever.
D’ailleurs, s’agissant d’innovation, le conseil qui revenait le plus souvent dans la bouche des conférenciers était tout bête : il faut apprendre à se parler à nouveau. A collaborer sur des projets, à intégrer d’autres points de vue et respecter d’autres impératifs.
Aux journalistes donc de faire une place à ceux qui maîtrisent les pratiques marketing, l’analyse de l’audience, le code, les subtilités de l’expérience utilisateur (UX), les possibilités de monétisation ou encore la gestion des projets.
« Une vraie rupture avec la culture individualiste du métier »
Ça a l’air d’une évidence, ça n’a pas l’air simple, à en croire Sylke Grihnwald, chef du data à la SRF :
« Quand vous prenez des journalistes très talentueux mais qui ont travaillé seul toute leur carrière et que vous les mettez dans une équipe avec des créatifs et des développeurs, le résultat n’est pas garanti. Il faut leur faire comprendre qu’il s’agit de partager une vision commune.
C’est valable dans tous les secteurs, mais dans le cas de la presse, il y a une vraie rupture avec la culture individualiste du métier. »
La façon dont est organisée l’espace dans la rédaction compte aussi. Plutôt que de placer les journalistes sur un plateau façon “Les Hommes du Président”, les chefs dans leur bocal et le reste du monde de l’autre côté de la cloison, les nouveaux médias qui comptent bougent les murs pour mieux mélanger les compétences, les âges et les points de vue.
Alors qui faut-il embaucher à la place des journalistes ? Des développeurs, d’abord. A en croire les expériences racontées à Pérouse, il est crucial de les placer au cœur de la machine éditoriale, au lieu de les installer dans une pièce à part, sans lien opérationnel avec les journalistes.
Les « dev’ », ce sont les nouvelles stars des rédactions, d’abord parce qu’ils rendent possible la création de nouveaux formats éditoriaux, qu’il s’agisse de récits au long, d’articles coupés en petits morceaux pour mobile, de datavisualisation ou de diaporamas attirants.
« Il y a aujourd’hui des articles qu’on ne peut pas faire sans une dose de hacking »
Mais ils ont aussi un rôle crucial à jouer pour traiter correctement une série de thèmes qui ont pris de plus en plus d’importance dans nos vies : la sécurité informatique, le respect de la vie privée en ligne, le cyber-terrorisme ou encore la régulation des réseaux.
« Les « hackers » sont naturellement doués pour le journalisme d’investigation : ils ont l’habitude de fouiller pour aller chercher des informations avec des lignes de code, expliquait ainsi Claudio Guarnieri, du Citizen Lab hébergé par l’université de Toronto. Il y a aujourd’hui des articles qu’on ne peut faire qu’avec une part de hacking. Et il y a beaucoup de données sont là, en ligne, attendant juste que quelqu’un les explore. »
L’exemple récent des Panama Papers montre le niveau de technicité requis pour trouver les scoops cachés dans des millions de documents « tombés du camion ». Un développeur passionné d’actu et maîtrisant les nouveaux outils d’exploration sera plus utile dans un effectif que la plus élégante des plumes encartées.
Les rédactions ont cependant aussi besoin d’autres assortiments de compétences pour avancer et trouver leur place dans notre nouveau monde numérique.
Il faut aussi être capable de lancer régulièrement de nouvelles offres éditoriales et de réussir leur monétisation, en utilisant des méthodes Agile (qu’il s’agisse de Design Thinking, de Scrum ou de Lean Startup) pour éviter des coûts et des délais échappant à tout contrôle.
Au-delà des développeurs, d’autres métiers à intégrer à la rédaction
Dans un monde où on publie de plus en plus sur des services extérieurs ayant chacun ses règles et ses formats, un chef de produit efficace et capable de guider ses troupes a une valeur inestimable.
Plutôt que de décider seul dans votre coin de l’arrangement du design de vos articles, offrez-vous les services d’un spécialiste de l’expérience utilisateur (UX), qui s’assurera que les relances ou la navigation proposées ont un sens pour le lecteur.
Mais tout ça ne servira à rien si personne dans votre média ne garde un œil sur les chiffres, dont l’analyse rythme désormais la vie des projets, alors que les métriques à surveiller sont toujours plus nombreuses et plus complexes à maîtriser. Un analyste de données peut devenir un élément-clé de l’effectif.
Au final, relever tous ces défis implique de « sortir de sa zone de confort, relève Juliane Leopold, qui a lancé Buzzfeed en Allemagne. Je sais que c’est un cliché qui revient souvent quand on parle de start-up, mais il y a quelque chose de très vrai, surtout quand ce sont des journalistes aux commandes ».
Soyons lucides : on aura besoin de moins de journalistes qu’avant
Est-ce que ça veut dire que c’est la fin des journalistes, comme on l’a déjà souvent pronostiqué depuis qu’Internet est entré dans nos vies ? Non. Mais est-ce qu’on a besoin d’autant de journalistes qu’avant ?
Je pense que non : les contenus de qualité et de taille moyennes, ceux qu’on publiait parce qu’il fallait bien remplir les pages du magazine ou le conducteur d’un journal télévisé, n’ont plus leur chance à une époque où des algorithmes bien rodés sélectionnent ce qui mérite votre attention et excluent le reste de votre timeline ou dans les résultats de recherche
La « Quartz Curve » montre bien que les lecteurs privilégient les contenus plus courts, plus réactifs ou au contraire plus long, plus approfondis. Après avoir analysé près de 400 000 articles en ligne, l’American Press Institute est parvenu à une conclusion similaire.
Plus embêtant pour beaucoup de médias : en ligne, the winner takes all ; le premier sur un marché devient vite le seul sur un marché.
Si votre créneau, c’est faire de l’actu chaude, demandez-vous si vous avez les moyens et l’énergie de faire mieux que Le Monde dans ce domaine. Si vous misez sur l’info divertissement, il faut que vous soyez prêt à battre Buzzfeed comme ses multiples avatars sur ce terrain (good luck with that).
« Bon sang, demandez-vous qui vous êtes ! »
Ça ne veut pas dire qu’il ne faut plus faire de breaking news ou du LOL. Ça veut dire qu’il faut proposer autre chose. C’est ce que dit Andy Carvin, de First Look Media :
« Chercher à imiter le truc qui marche en ce moment, c’est une très mauvaise idée et c’est la preuve que vous n’êtes pas du tout prêt à innover.
Plutôt que de courir après Buzzfeed, bon sang, demandez-vous qui vous êtes, ce que vous savez faire, et ce que vous pouvez apporter à votre audience ! »
« En presse écrite, le seul produit qui comptait, c’était le journal », explique Aron Pilhofer, directeur du numérique au Guardian. Pour lancer de nouvelles offres, il faut faire marcher des muscles que les entreprises de média ont complètement perdu l’habitude de travailler. »
Patrons de presse, posez-vous la question : si un journaliste de votre équipe part en retraite demain, faut-il forcément le remplacer par un journaliste ? La réponse sera sans doute non, sauf à trouver une licorne, un débrouillard prêt à enfiler d’autres casquettes, au moins une partie de son temps.
C’est une mauvaise nouvelle pour une profession qui compte de plus en plus de chômeurs et de précaires. Mais c’est peut-être la seule façon de sauver le boulot de ceux qui restent.