C’est une de mes marottes : ouvrir le tableau de bord Google Analytics d’un site, parcourir les courbes et tableaux qui s’affichent puis tenter d’en tirer les leçons et les actions à entreprendre.
Coup de chance pour les fadas de data comme moi, le thème était au cœur de la conférence annuelle « Nouvelles pratiques du journalisme » organisée début décembre par l’Ecole de journalisme de Sciences Po. Un choix logique, vu l’importance que prennent ces données dans un univers médiatique toujours plus numérique.
J’ai manqué de temps à cette période pour en faire un compte-rendu, je profite donc de ce dimanche pluvieux pour rattraper mon retard – comme toujours, n’hésitez pas à me signaler erreurs ou approximations en m’écrivant un message ou en laissant un commentaire.
1. Les chiffres ne font pas des journalistes web des robots, mais plutôt des accros
Chercheuse au Tow Center, Caitlin Petre s’est rendu compte en visitant des rédactions que les journalistes passaient beaucoup de temps devant les tableaux de bord montrant le trafic de leur site.
Elle a aussi découvert que si le rôle de ces derniers suscitait des débats passionnés dans la profession, il n’y avait pas forcément beaucoup de travaux de recherche sur ce sujet.
Son étude The Traffic Factories (« les usines à trafic ») repose notamment sur des entretiens avec des employés de Chartbeat – un service de statistiques en temps réel très utilisé dans les médias –, du New York Times et de Gawker.
Elle en a tiré plusieurs enseignements :
- Les chiffres suscitent des émotions fortes chez les journalistes parce qu’ils montrent en temps réel l’impact de leur travail, et peuvent susciter des explosions de joie comme des moments de profond abattement. Une rédactrice lui a ainsi expliqué qu’elle était inquiète des effets qu’ils pouvaient avoir sur sa vie personnelle et qu’elle en parlait à son psy.
- Les services comme Chartbeat sont très addictifs parce qu’ils sont conçus pour l’être, avec des interfaces simplifiées montrant des jauges et des compteurs qui bougent en permanence. En face, ceux qui publient et organisent le contenu jouent à un jeu auquel ils ont envie de gagner, mais qui n’a pas vraiment de fin, un peu comme avec une machine à sous. Ou plutôt comme au poker : même si on est bon, il y a une part d’aléatoire importante dans le résultat final.
- L’accès aux analytics renforce la concurrence entre les journalistes. A Gawker, il existe un classement individuel des employés selon le trafic que leurs articles apportent. Il est détesté en interne, notamment parce qu’une part importante du travail est collective et ne se mesure pas avec un tel outil. Et du coup, deux journalistes vont se mettre à comparer leurs chiffres alors qu’ils traitent chacun d’un secteur très différent, ce qui n’a pas de sens.
- « Visiteurs uniques », « pages vues » et autres « taux de rebond » servent parfois davantage comme un outil de management que comme un outil éditorial. La direction va s’en servir pour « faire passer la pilule » lorsque des décisions sont prises. « Si je dois trouver un argument pour convaincre mes troupes, je vais voir les stats », explique ainsi un chef du New York Times.
2. Facebook est important, mais ce n’est pas une raison pour faire n’importe quoi
« Les médias se comportent avec les géants du Web comme des ados de 13 ans se comportent avec One Direction », déplore Chris Moran, responsable de l’analyse du trafic au Guardian, qui recommande aux directions de garder la tête froide quand les « Gafa » leur proposent une nouveauté.
Dernier exemple en date : le service Instant Articles de Facebook, qui permet, quand on est sur son mobile, de lire un article sans quitter Facebook et après un temps de chargement très réduit – en France, Le Parisien et Libération l’ont notamment adopté.
Les premiers titres à l’utiliser se sont aperçu qu’en échange de leurs productions, le réseau social ne leur donnait accès qu’à peu de statistiques. Or, « quand on donne ainsi du contenu à une plateforme extérieure, on crée de la distance avec le média d’origine, explique Renée Kaplan, qui étudie ces chiffres au Financial Times. Le risque est que le gain d’audience ne soit pas à la hauteur de ce sacrifice ». D’où l’importance d’y avoir accès, si possible en détail.
Et les contenus eux-mêmes ? « Un bon réflexe est de se dire qu’on n’écrit pas pour Facebook, mais pour son lecteur sur Facebook », décrit Cécile Dehesdin, la boss de Buzzfeed France. Chris Moran ne dit pas autre chose :
« L’intérêt des statistiques, c’est qu’elles aident à déterminer quel est le type de journalisme que les gens ont envie d’avoir.
Si on prend en compte celles de Facebook, ça ne veut pas forcément dire qu’il faut publier des papiers sur Justin Bieber, mais peut-être qu’il faut privilégier des sujets plus simples, par exemple. […]
Pour moi, la montée en puissance de Facebook est une bonne nouvelle parce que ça donne plus de visibilité aux contenus longs et fouillés, qu’on ne peut pas garder éternellement en haut de la page d’accueil ».
3. Ce n’est pas parce que les chiffres sont trompeurs qu’il faut s’en désintéresser
C’est l’histoire d’un article publié sur le site du Guardian qui semblait passionner les internautes : le temps médian qu’ils passaient sur la page atteignait 54 secondes, une éternité ! Un peu plus tard, patatras : ce chiffre tombe à 5 secondes seulement.
Entretemps, l’article avait été repéré par un contributeur de Reddit, site de partage de liens très populaire mais dont les visiteurs « zappent » facilement d’un sujet à l’autre. « Le deuxième chiffre n’est donc pas un indicateur du comportement des lecteurs de l’article, mais tout simplement de celui des internautes de Reddit », analyse Chris Moran.
Les biais de ce type sont nombreux dès qu’on commence à mettre son nez dans les tableaux de Google Analytics ou dans ceux d’AT Internet. Surtout si on y ajoute une dose de mauvaise foi, comme le raconte Chris Moran :
« Quand un article fait peu de pages vues, on se dit que c’est la faute aux internautes qui sont stupides. Dans le cas inverse, on se dit que c’est la preuve que le journalisme de qualité marche »
Mais ça ne veut pas dire qu’il faut laisser cet exercice aux services marketing ou abonnement. « Si vous ne regardez pas vos “datas”, vous ne regardez pas vos lecteurs, assène Cécile Dehesdin. Et si vous ne regardez pas vos lecteurs, pourquoi faites-vous ce métier ? Nous écrivons parce que nous voulons être lus. »
4. OK, les stats, c’est compliqué, mais il ne faut pas les laisser aux seuls spécialistes
Pour Chris Moran, il faut « communiquer beaucoup de données aux journalistes, mais en les choisissant avec précaution », et en prenant le temps de les expliquer :
« Je suis nul en maths, et je pense que ça m’aide dans mon travail, parce que je suis mieux à même d’expliquer ces sujets à des journalistes qui sont aussi nuls que moi. »
Et pour que ça fonctionne, il faut qu” « une conversation honnête et transparente à propos de la qualité des données se tienne au sein de la rédaction », conclut-il. Trop souvent, « les gens ne savent pas très bien ce que le management ou le service technique fait de ces données », ajoute Caitlin Petre.
C’est vrai qu’en matière de journalisme , il est plus difficile de tirer les leçons des statistiques que pour un site de e‑commerce ou un moteur de recherche. Mais « le journalisme n’existe que dans le contexte de son public, c’est pour ça qu’on cherche à augmenter la taille de dernier », estime Chris Moran.
Les médias sur abonnement ont un avantage : leur lecteur ont tapé un identifiant et un mot de passe pour entrer, et on sait beaucoup mieux qui ils sont en termes d’âge, de revenus ou de situation familiale. Renée Kaplan :
« Pour chacun d’entre eux, on s’intéresse à ce qu’on appelle le RFV, comme recency, frequency, volume. Des chiffres comme le temps écoulé depuis sa dernière connexion, la fréquence de ses visites, le nombres d’articles qu’il a lu.
C’est une combinaison qui est au cœur de la mesure d’audience web, et pas seulement dans le payant. »
Pour aller plus loin, le Financial Times et en train de revoir son outil à destination des journalistes, pour répondre à deux grandes familles de question :
- Est-ce que mon article a marché ?
- Quel type d’action a‑t-il provoqué ?
L’ambition commune, c’est d’être informé par les données (data-informed) et pas guidé par elles (data-led).