Comme chaque année, je suis allé manger du poulpe grillé et boire des Spritz découvrir les dernières tendances au Festival international de journalisme de Pérouse, en Italie. Je vous en ai ramené cinq idées pour changer le journalisme qui continuent à me trotter dans la tête depuis mon retour.
1. Supprimer les services politiques dans les rédactions
L’idée vient de l’écrivain néerlandais Joris Luyendijk, qui tenait le Banking Blog sur le site du Guardian. Il l’a exposée lors d’une conférence à la tonalité désabusée :
« Il faut supprimer les services politiques des rédactions nationales, les jeter par la fenêtre. Et remplacer leurs reporters par des “fixers”, dont le job est d’aider leurs collègues des autres services à faire leur travail.
Si je travaille pour les pages économie et que je tombe sur une affaire de corruption à Westminster, je devrais pouvoir me tourner vers un spécialiste du Parlement britannique pour qu’il m’aide dans mon enquête.
Mais en pratique, ça n’arrive jamais : les journalistes politiques ont leur propres priorités et ne partagent pas leurs contacts. Ils se contentent de la politique politicienne : les sondages, les postes, les ambitions… en résumé, ils en font un “show business for ugly people”. »
« Jeter les services politiques par la fenêtre » : formulée ainsi, la mesure paraît radicale. Mais le punk qui sommeille en moi ne peut pas s’empêcher de penser que c’est une très bonne idée…
2. Arrêter de vendre des abonnements et proposer des adhésions à la place
C’est sans doute l’idée la plus enthousiasmante que je retiens de Pérouse cette année – si on s’est croisés depuis, il y a de bonnes chances que je vous en ai déjà parlé, en faisant de grands moulinets avec les mains.
Je résume à gros traits : le modèle de financement des médias par abonnement, qui a beaucoup séduit dans la profession ces dernières années, a bien des avantages : indépendance vis-à-vis des annonceurs ; expérience utilisateur améliorée par l’absence de publicités forcément intrusives ; lien plus direct entre la rédaction et son public.
Mais il a un inconvénient majeur : en activant un paywall, on impose au lecteur de se créer un compte et de sortir sa carte bleue avant de pouvoir lire un article. Et on réduit drastiquement les possibilités de circulation et de reprise des informations publiées.
On peut toujours le désactiver pour certaines enquêtes jugées « d’utilité publique », mais on crée alors un dilemme cornélien pour les équipes concernées, quand elles s’apprêtent à publier un contenu fort.
Faut-il le laisser en libre accès et espérer que le surplus de trafic généré se transforme, in fine, en nouveaux abonnés ? Ou faut-il au contraire le réserver à ses lecteurs actuels, pour s’assurer qu’ils en aient « pour leur argent » et ne pas réduire la valeur de leur achat ?
Les expériences menées par le News Revenue Hub offrent une troisième voie, déjà empruntée par le Guardian au Royaume-Uni, par Reporterre, L’Imprévu ou le Bondy Blog en France. Ces derniers ont fait le choix garder leurs contenus ouverts, et de proposer à tous les lecteurs de devenir adhérents, si le projet éditorial proposé les séduit sur le long terme.
C’est le virage pris par le Honolulu Civil Beat, à Hawaii, et Voice of San Diego, deux sites qui peinaient à recruter assez d’abonnés pour financer reportages et enquêtes de fond. Dans les deux cas, les revenus générés ont nettement augmenté : les rédactions ont découvert qu’une part significative de leurs lecteurs était prête à payer une dizaine de dollars par mois non pour accéder à des contenus, mais pour soutenir des projets de journalisme de qualité.
Mais pour réussir, le passage du subscription model au membership model implique de transformer significativement la façon de travailler des reporters concernés. Les voilà forcer de raconter davantage les coulisses de la fabrication de l’information, d’expliquer les choix éditoriaux opérés ou encore de prendre réellement en compte les avis et les propositions de sujets des adhérents.
C’est ce qu’expliquait Mary Walter-Brown, la fondatrice du News Revenue Hub, à Pérouse :
« Il faut un changement de culture pour que ça marche. Il faut proposer des contreparties, comme le fait de pouvoir prendre un café avec les journalistes pour discuter avec eux.
Il faut dégager du temps pour que les reporters puissent préparer des campagnes d’emailing où ils se présentent et présentent leur travail. Il faut passer du temps à étudier les données disponibles.
Si vous vous contenter juste de lancer une page membership sur votre site sans y consacrer du temps et de l’énergie, les gens le verront vite. A l’inverse, des initiatives simples peuvent avoir de grands résultats. »
Ça passe parfois par de petites fonctionnalités malines, rappelait le chercheur Jay Rosen dans un autre rendez-vous pérugin : lorsqu’un adhérent au site néerlandais De Correspondent partage un article, les lecteurs qui cliquent sur le lien généré vont voir le nom de ce soutien s’afficher sur la page. De quoi donner envie de rejoindre le club.
Ce qui m’a frappé, c’est que ce modèle membership ne semble plus seulement réservé à des médias juniors ou militants, mais qu’il pourrait bien concerner bien plus de titres. L’approche proposée par le News Revenue Hub est d’ailleurs très business, et passe par la mise en place d’outils de relation-client performants.
A titre personnel, je suis abonné (et même petit actionnaire) des Jours, mais je ne vois aucune raison d’interrompre mon prélèvement si ce site décide de mettre ses contenus en libre accès. Et je suis prêt à parier que bien des lecteurs de Mediacités, du Quatre heures ou même de Libération feraient le même choix.
3. Mettre au point un fact-checking automatique et collaboratif
Réelle tendance de ces dernières années, le fact-checking a du plomb dans l’aile depuis qu’on a découvert qu’il ne permettait pas vraiment de lutter contre la dissémination des fake news. Ça n’empêche pas les spécialistes de continuer à réfléchir aux façons de l’améliorer.
Parmi eux, Bill Adair, chercheur à l’université Duke et créateur de Politifact, pionnier américain dans ce domaine. Depuis quelques années, il trimballe dans sa sacoche un vieux rêve : un outil qui permettrait de vérifier en direct les propos tenus par un politicien, par exemple sous la forme d’un bandeau incrusté sur la retransmission de son discours par une chaîne info.
Complexe à mettre au point, une telle technologie paraissait hors de portée il y a quelques années. Mais les progrès et la popularisation de l’intelligence artificielle montrent qu’elle désormais est atteignable. L’application pour iPhone FactStream, que son équipe a récemment lancé, permettait ainsi à ses utilisateurs de recevoir des notifications dès que Trump prononçait une contre-vérité lors de son discours sur l’Etat de l’Union, en janvier.
OK, le texte que lisait Trump est diffusé aux journalistes quelques heures avant, et les notifications étaient envoyées manuellement (parfois avant même que Trump arrive au passage concerné, pour tenir compte des délais. Mais Adair ne compte pas s’arrêter là, et automatiser davantage le processus.
Autre outil développé : ClaimBuster, qui va détecter automatiquement dans n’importe quel discours des propos factuels pouvant être matière à un travail de vérification. Une série de fact-checkers américains reçoivent ainsi une newsletter quotidienne fournissant les faits détectés par exemple dans les interventions des parlementaires au Congrès, une matière qu’ils vont pouvoir traiter pendant la journée.
Pour mieux fact-checker, il est aussi utile de fact-checker ensemble : ainsi, FactStream propose des contenus venus de plusieurs sites d’information, parfois concurrents. Ces contenus sont structurés via le balisage ClaimReview, servant au référencement et mis au point avec Google pour rendre plus visible les fact-checkings sur Google News et dans les résultats de recherche.
4. Rétablir la confiance des lecteurs pour qu’ils acceptent d’être bousculés
C’est devenu une tarte à la crème, et je ne suis pas le dernier à la ressortir régulièrement du frigo : les journalistes doivent regagner la confiance de leur public s’ils veulent exister dans des écosystèmes numériques ou l’information est surabondante et partout accessible.
Dans sa keynote à Pérouse, le chercheur new-yorkais Jay Rosen proposait donc « d’optimiser les médias pour la confiance », plutôt que de les optimiser pour les clics ou les partages Facebook.
Il a cependant vite reconnu la faiblesse derrière ce raisonnement : après tout, Breitbart News aux Etats-Unis a la confiance de ses lecteurs, et c’est même ce qui fonde son pouvoir de nuisance dans le débat démocratique :
« C’est facile d’obtenir leur confiance si vous ne faites que renforcer les idées que vos lecteurs ont déjà, et si vous dénoncez les idées des autres. Trump le fait avec son compte Twitter. Comme source d’information, il est davantage cru que Fox News par les électeurs républicains. »
(Toutes choses égales par ailleurs, on peut tenir le même raisonnement en France avec des sites aux contenus marqués idéologiquement et journalistiquement contestables, comme Russia Today, Le Média ou LesCrises.)
Ce constat l’amène à reformuler la question : « Comment combiner le respect des standards de qualité du journalisme, et en même temps créer de la confiance ? » Quitte à prendre, parfois, son lecteur à rebrousse-poil.
C’est un vaste chantier, qui passe, comme lorsqu’un média adopte le modèle de financement par adhésion, par une redéfinition globale de l’offre éditoriale et des méthodes de travail des journalistes.
5. Fournir des services aux pigistes pour qu’ils se publient eux-mêmes
Teun Gautier en est convaincu : le problème actuel du journalisme n’est pas un problème de demande – les lecteurs veulent de l’information et sont prêts à la payer « si elle a de la valeur pour eux » – ni un problème d’offre – « les coûts de production baissent », et des technologies autrefois inaccessibles sont désormais à portée de clic pour le premier étudiant en journalisme venu.
Un peu comme pour les producteurs de melons, le problème vient, selon le fondateur du service De Coöperatie, des intermédiaires. Entre les journalistes et leur public, c’est la structure de distribution de l’information qui est dysfonctionnelle, parce qu’elle n’est pas capable de générer des revenus suffisants.
C’est le rôle des éditeurs de presse qui doit donc changer. Ils ne devraient plus chercher à encadrer le travail des journalistes – en choisissant qui doit être embauché, en sélectionnant ce qui doit paraître ou pas ou en commandant des contenus qui doivent coller à des formats existants.
Plutôt que de multiplier les conférences de rédaction pour remplir un chemin de fer préformaté ou renouveler à marche forcée une page d’accueil, les nouveaux intermédiaires devront chercher à accompagner des journalistes freelance, en leur fournissant les services nécessaires à leur activité.
Pour les identifier, il faut se demander ce qu’on inventerait si on faisait table rase des médias existants. De quoi ont besoin les journalistes ? Pêle-mêle : un outil de publication performant, de la visibilité sur les réseaux sociaux, des solutions de monétisation (paiement à l’article, crowdfunding, adhésion…), de services de formation, d’entraide, de relecture ou de correction, d’une bonne épargne retraite…
Ce modèle « de la ferme à la table » appliqué au journalisme réduit la distance entre le lecteur et le reporteur, et modifie aussi la répartition des revenus générés, qui profitent davantage au producteur de l’information et moins à ceux chargés de leur distribution