Selon Pierre Desproges, les animaux ne savent pas qu’ils vont mourir. Pour les journalistes qui travaillent pour un support papier, ça devient compliqué de l’ignorer. Il leur suffisait par exemple de regarder l’excellent documentaire « Presse : vers un monde sans papier ? » diffusé fin août sur Arte.
On peut être très attaché au journal-qui-tache-les-doigts-avec-le-café-du-matin ou trouver sexys les hommes qui lisent Libération dans le métro, les faits sont têtus : quand même Le Canard enchaîné voit ses ventes baisser de 13% en un an, il est temps de prendre cette histoire de « transition numérique » au sérieux.
Pourtant, lorsque j’échange avec des collègues travaillant (uniquement ou principalement) pour la version papier de leur média, j’ai souvent l’impression d’une forme de déni rampant.
Le cerveau sait bien qu’en 2014, il n’y a pas un grand avenir pour un média qui doit, pour diffuser des informations, commencer par couper des arbres pour en faire de la pâte à papier, avant d’imprimer des lettres dessus puis de mettre le tout dans des camions.
Mais le cœur, lui, ne se résout pas à voir tout un folklore disparaître : le cérémonial du bouclage, le ballet hypnotique des pages sur les rotatives, les « chemins de fer » et autres « cromalins »…
Pour les aider à faire leur deuil et s’adapter à leur époque, un bon début est d’arrêter de dire des bêtises dès qu’on parle digital. Voilà en tout cas cinq phrases qu’ils devraient vraiment arrêter de prononcer.
1. « Ce papier n’est pas terrible, mets-le sur le Web »
A lire vos témoignages sur Twitter, c’est une scène encore courante dans les rédactions : le rédacteur en chef qui, après avoir relu un article un peu raté, à l’angle bancal ou écrit à la va-vite, le fait publier sur le site plutôt que le mettre simplement à la poubelle.
Ses raisons ? La place est chère dans les pages de l’édition papier, alors qu’elle est infinie sur Internet. Et puis il faut ménager l’ego de l’auteur, qui n’aura pas bossé pour rien.
Evidemment, l’effet est désastreux sur les journalistes qui aiment sincèrement travailler sur les supports numériques, fortement incités à mettre à jour leur CV et trouver un job dans un média qui n’insulte pas l’avenir.
Mon conseil. C’est plutôt sur le papier qu’il faut publier les articles les plus mauvais : après tout, quand il les lira, le lecteur aura déjà acheté votre canard, et les kiosquiers ne pratiquent pas le « satisfait ou remboursé ».
Ça bouchera un trou dans les pages et ça vous dégagera du temps pour préparer des contenus numériques assez marquants pour sortir enfin votre titre du XXe siècle.
2. « Twitter, c’est un truc de journalistes »
C’est une phrase que j’ai très souvent entendue lorsque j’animais des formations aux réseaux sociaux, – et je suis loin d’être le seul. Dernier exemple en date : Ariane Chemin, grand reporter au Monde, dans une interview aux Inrockuptibles :
« Twitter, je trouve ça chronophage et sidérant, mais ça m’amuse. Le petit monde de Twitter est endogame, il ne raconte pas la vraie vie mais celle des journalistes qui s’observent. »
Même si les estimations varient (comme le rappelle Cyrille Frank dans les commentaires), plusieurs millions de Français utilisent Twitter, qu’ils soient simples lecteurs ou « twittos » actifs. Contre un peu plus de 36 000 titulaires d’une carte de presse. Les ados y sont très présents, mais on croise aussi des avocats, des chauffeurs de taxi, des entrepreneurs ou des pilotes d’avion.
Si les journalistes ont l’impression d’y parler entre eux, c’est qu’il y a une part inévitable d’endogamie dans tout réseau social, surtout quand on vient de s’y inscrire : on commence par suivre ses amis, ses collègues, sa famille…
Mais contrairement à un utilisateur lamdba, un reporter a tout intérêt à affûter sa veille et à diversifier ses abonnements, trouver de nouvelles sources et prendre le pouls du vaste monde.
Mon conseil. A chaque fois que vous décidez de suivre un journaliste sur Twitter, obligez-vous à suivre aussi un non-journaliste. Parce que penser que « Twitter, c’est un truc de journalistes », c’est vraiment un truc de journalistes.
3. « La priorité, c’est la nouvelle formule du papier »
Non. La priorité pour un titre papier aujourd’hui, ce n’est pas de retirer deux demi-pages à la rubrique culture pour les donner au service politique, de changer la couleur des intertitres ou de choisir une nouvelle typographie pour les « chapos ».
Une rédaction qui se lance dans une refonte du papier en 2014, c’est comme une compagnie de diligences qui décide de changer le velours des sièges pendant qu’on construit une ligne de chemin de fer sous son nez.
Mon conseil. Que vous travailliez ans un quotidien national, pour un mensuel professionnel ou dans un hebdo régional, le débat qui doit animer vos séminaires, vos conférences de rédaction et vos discussions à la machine à café, ce n’est pas l’édition papier. C’est : « Comment produire un travail journalistique suffisamment convaincant sur le numérique pour espérer survivre au grand basculement actuel ? »
4. « On perd de l’argent à cause du Web »
C’est la petite vengeance du journaliste papier quand il commence à se sentir largué : rappeler que depuis l’arrivée d’Internet au milieu des années 90, les services web ont été une source importante de pertes financières.
C’est d’autant plus vrai que beaucoup de médias se sont lancés dans de gros investissements mal maîtrisés, de projets coûteux que leurs équipes ont parfois du mal à digérer.
Dans leur Manifeste pour un nouveau journalisme, paru début 2013, les éditeurs de la revue XXI exploitent cette veine, estimant que la presse écrite a trop investi sur le numérique. C’est ce qu’expliquait alors Laurent Beccaria à Télérama :
« Le problème n’est pas d’opposer l’écran et le papier, les modernes et les anciens. Simplement, le numérique n’est pas ‘LA’ solution, y croire est dangereux. »
J’ai l’impression que les responsables des sites d’actu ont fini par intérioriser cette critique, se dire qu’ils « vivent aux frais de la princesse », la presse papier.
Mon conseil. Rédactions web, redressez la tête et arrêtez d’avoir honte de vos pertes ! Ce n’est pas comme si vous claquiez tout en notes de frais somptuaires ou en soirées de gala.
Vous avez un des jobs les plus difficiles au monde en ce moment : tenter de faire de l’info de qualité dans un secteur en pleine déconfiture.
Mais c’est vous qui avez une chance (même petite) de trouver de nouveaux lecteurs et d’assurer la pérennité de votre titre. Pas vos aînés du papier.
5. « Facebook rend débile, j’ai fermé mon compte »
C’est vrai, on a tous des moments où on regrette notre cerveau d’avant Internet. Mais de là à quitter Facebook, service utilisé par 26 millions de Français et d’où provient une part grandissante du trafic des sites d’actu, il y a un pas qu’il vaudrait mieux ne pas franchir.
Non, ce n’est vraiment pas le moment de jouer les snobs. C’est maintenant que vous devez comprendre comment vivent et prospèrent les communautés en ligne, qu’il s’agisse de vos contacts sur Facebook, des stars de YouTube, des contributeurs de Wikipédia ou des parturientes de Doctissimo.
Ce sont eux, les nouveaux « voisins de bureau » des journalistes. Que vous l’aimiez ou non, c’est dans ce monde qu’il va vous falloir vous faire une place (et ça fait longtemps qu’ils ont arrêté de vous attendre).
Mon conseil. Faites le tri dans vos « amis », pour éviter au maximum les invitations à Candy Crush et les photos de Milk. Mais n’oubliez pas que ces gens bizarres qui s’agitent sur votre fil d’actualités, qui likent, commentent et partagent ce que vous publiez, ce sont aussi des lecteurs. C’est pour eux que vous avez choisi ce métier, il va bien falloir assumer.
6. Bonus ! D’autres phrases qui énervent les gens du Web
Vous avez été plusieurs à me signaler sur Twitter d’autres phrases de journalistes papier qui vous énervent :
« Bonjour, je suis bien au service informatique ? »
Via @ThomasBaietto, FranceTV Info
« Mais t’es quoi en fait toi ? Développeur ou journaliste ? »
Via @GurvanKris, Rue89
« Il est bien cet article, c’est dommage qu’il soit pas dans le journal plutôt que sur le Web… »
« Elle marche, l’imprimante ? »
« C’est pas mal de faire un papier sur le Web, en fait. Comme ça, t’as le plan de ton article pour le papier. »
Via un courageux anonyme
« “T’as vu cette info ?” (Généralement un truc qu’on fait la veille ou deux jours plus tôt.) »
Via @PerrineST
« Tu nous fais ça juste pour le Web, hein. »
Via @BenjaminFerran, Figaro et MacGeneration
« Non, pas de place pour demain. File donc ça au web ! »
Via (@Mou_Gui)
« J’ai un problème avec mes mails, tu peux m’aider ? »
Via @Sychazot, Le Lab Europe 1
« Ça débordait de ma page du coup je t’ai mis le reste sur le Web »
Via @XavierLalu
« “C’est là qu’ils mettent nos articles en ligne” : un journaliste print qui faisait visiter la rédac web à un autre journaliste print. »
« Internet ne sert à rien : un article ça se lit un crayon à la main »
@ARouchaleou, L’Humanité
« Tu peux me trouver Photoshop gratos ? »
« “Dans le pire des cas, ça ira sur le Web” (au sujet d’un papier sans intérêt). »
@GaelVaillant, Le JDD
« On peut pas fermer les commentaires sur les articles ? »
@MarieAmelie, Le Figaro
Vous pouvez continuer l’exercice si ça vous amuse, sur Twitter avec le hashtag #perlespapier ou dans les commentaires.
Dans un souci d’équité, je prévois déjà une suite à cet article, consacrées aux phrases que les journalistes papier ne supportent plus d’entendre de la part de ces « putes à clic du web »…
MAJ le 3/10 à 18h10. Passage sur Libération retiré, après un échange avec Johan Hufnagel montrant que l’exemple n’était pas forcément pertinent.
MAJ le 4/10 à 18h10. Passage sur Twitter modifié, voir les remarques de Cyrille Frank dans les commentaires.