« Les gens ne seront prêts à faire confiance dans les médias que s’ils se sentent écoutés par eux. » Cette phrase de Jennifer Brandel, qui a fondé l’agence Hearken pour aider les médias à recréer du lien avec leur audience, résume bien l’un des débats qui m’ont le plus marqué du dernier Festival de journalisme de Pérouse, début avril.
Il faut dire que le sujet est cher à mon cœur, je l’ai d’ailleurs développé dans un talk donné à TEDx Clermont.
Pour Aron Pilhofer, ancien du Guardian et du New York Times – l’un des experts les plus plaisants à suivre sur ces sujets –, disposer d’une carte de presse ne suffit plus à obtenir la confiance de son public. Le journaliste n’a pas l’équivalent d’une étoile de shérif qu’il lui suffirait de brandir pour asseoir son autorité.
Et quand une société perd confiance dans ses journalistes, la place est libre pour toute la propagande et la désinformation du monde.
« Ressembler à une personne normale »
La bonne nouvelle, c’est que ça marche aussi dans l’autre sens : un projet éditorial qui cherche avant tout à tisser ce lien si fragile entre un média et son public a de bonnes chances de réussir, quelque soit son modèle économique.
Pour Brandel, le journaliste doit accepter de descendre de son piédestal, et ne plus introduire une distance journalistique artificielle avec son lecteur, mais « ressembler à une personne normale ».
(A ce sujet, j’ai toujours un petit ricanement intérieur quand je lis de jeunes journalistes se draper dans le mal-nommé « nous de modestie » quand ils s’adressent à leur lecteur au sein d’un article, avec des formules pompeuses du type » à l’heure où nous écrivons ces lignes » ou « l’intéressé n’a pas donné suite à nos demandes d’interview ».
On est en 2017, mec, je te vois publier des photos de chatons toute la journée sur Twitter, je penses que tu peux parler normal, Beuve-Méry s’en remettra.)
Pilhofer a aussi pris l’exemple de John Templon, journaliste à Buzzfeed UK. L’homme est à l’origine de l’un des plus belles enquêtes de l’histoire du datajournalisme, The Tennis Racket, qui révèle comment des matchs de tennis étaient truqués au bénéfice de parieurs en ligne. Mais il n’hésite pas à se mettre en scène dans un making of drolatique.
Verra-t-on bientôt Fabrice Arfi en short et un ballon au pied pour raconter les coulisses des Football Leaks sur Mediapart ? Le défi est lancé !
Un très bon « retour sur investissement »
Toujours selon Brandel, c’est ainsi un autre journalisme qui est en train de s’inventer, notamment en presse locale. Il place le lecteur au cœur de la machine à fabriquer de l’info, et pas seulement au bout de la chaîne.
En France, on pense aux expériences de Nice-Matin en matière de « journalisme de solutions” – dont les résultats semblent très encourageants.
Ce n’est pas une démarche de doux rêveur, détachée des réalités économiques du secteur ; selon elle, ces méthodes ont « un très bon retour sur investissement » :
« Si vous demandez à vos lecteurs quels sont les sujets qui les intéressent, je vous assure qu’ils ne vous demanderont pas des vidéos de chats ou de bébés, mais qu’ils vous poseront de bonnes questions. Et vous saurez que le contenu qui y répondra sera lu. »
Pour Pilhofer, l’enjeu est aussi de construire des indicateurs de performance intégrant cette nouvelle priorité, plutôt que de garder le nez collé au compteur à pages vues.
Ainsi, Vox demande à son lecteur, en bas de chaque article, s’il a trouvé ce dernier « utile » – un peu comme un site de e‑commerce vous demande après un achat si vous êtes satisfait du service rendu.
(Pour ceux que cette piste intéresse, je recommande le travail de recherche de Frédéric Filloux, actuellement en résidence à Stanford, sur les façons de mesurer la qualité de l’info – il revient régulièrement sur ses découvertes dans sa Monday Note.)
Des réflexes du métier à remettre en cause
Mais adopter ce nouveaux paradigme implique aussi de remettre en cause des réflexes du métier trop bien ancrés, que Pilhofer énumère :
- Ne plus chercher à tout prix à sortir une info à avec trois minutes d’avance sur ses concurrents, au risque de négliger la vérification ou l’analyse. A l’ère de Twitter, votre breaking news sera disponible un peu partout au bout de quelques secondes, et le lecteur 1) sera bien incapable de savoir que vous en êtes à l’origine 2) n’en a de toute manière pas grand chose à faire.
- Présenter les informations avec le même soin qu’on les prépare, au lieu de barder ses pages de publicités intrusives ou contenus sponsorisés indigents – comme ces poubelles de l’info que sont les modules Ligatus ou Outbrain, qu’on croise pourtant un peu partout sur les sites d’actu.
- Présenter chaque auteur en expliquant en quoi il est digne de confiance. Ainsi The WireCutter ajoute à chacun de ces tests conso un encadré « Pourquoi nous faire confiance » – même s’il s’agit de simples parapluies.
- Etre plus transparent sur le travail en coulisses : le New York Times a ainsi choisi de publier la retranscription intégrale de son entretien avec Donald Trump, pour ne pas pas être accusé d’avoir manipulé ou trahi ses propos. Même souci chez Mediapart, avec les « boîtes noires » proposées en fin d’article.
On voit bien le fil conducteur : à chaque fois, il s’agit de se mettre dans la peau du lecteur pour comprendre ce qu’il va apprécier et ce qui va le faire fuir.
L’empathie au cœur des nouvelles méthodologies
Même dénominateur commun quand il s’agit de s’engager dans un nouveau projet enfin : l’empathie est au cœur des méthodologies modernes – en Design Thinking, c’est la première étape du processus d’innovation, avant de commencer à phosphorer quoi que ce soit.
L’empathie se construit grâce à des questionnaires utilisateurs (Libération interroge en ce moment les utilisateurs, mais Arrêt sur images ou Courrier international sont aussi passés par là), des entretiens avec des lecteurs et bien sûr le test répété des nouveaux produits ou fonctionnalités
La priorité à l” »expérience utilisateur » (UX), principe qui a si bien réussi aux géants du Web, fait ainsi lentement son chemin dans les médias.
Je suis preneur d’autres expériences et avis sur ce sujet, n’hésitez pas à réagir dans les commentaires.
Hé, ce texte fait partie d’une série de notes consacrée au « journalisme en empathie » ! Voici le menu complet :
- Intro. Les médias n’ont pas besoin de plus de technologie, mais de plus d’empathie
- Episode 1. L’empathie avec l’audience. « Vos lecteurs ne vous demanderont pas des vidéos de chat ou de bébé »
- Episode 2. L’empathie avec les électeurs. « Pourquoi il ne faut pas virer des amis Facebook à cause d’une élection (surtout si vous êtes journaliste) »
- Episode 3. L’empathie avec les sources. « Merci de supprimer l’article me concernant » : le journaliste face à la fragilité de ses sources
- Episode 4. L’empathie entre collègues : Les journalistes ne devraient plus se cacher pour pleurer