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L’urgence pour les rédactions ? Arrêter d’embaucher des journalistes !

Un “Frustrated Journalist Cat”
Un “Frustrated Journalist Cat”

Sur Internet, le contenu est roi. C’est la première chose qu’on apprend pendant les formations consacrées au référencement (SEO) ou à l’optimisation des réseaux sociaux (SMO).

Vous pouvez user de toutes les trucs et ficelles possibles pour améliorer votre visibilité sur Google et sur Facebook, ce sera toujours plus efficace de publier un enquête fracassante ou un reportage émouvant, qui s’imposeront d’eux-mêmes grâce aux liens entrants et aux partages générés par les lecteurs eux-mêmes.

La chance des journalistes, c’est qu’ils sont de très efficaces producteurs de contenu : ils peuvent vous livrer du chic ou du populaire, de l’austère ou du clinquant, fournir en gros ou au détail, en respectant les délais et les quantités prévus.

Le problème des journalistes, c’est qu’ils ne sont plus les seuls sur leur marché. Le contenu est roi, certes, mais le contenu est partout, tant la concurrence est vive pour obtenir l’attention des internautes entre blogueurs, commentateurs, marques et autres réseauteurs « influents ».

Une joyeuse mêlée, qui déborde du Web et investit d’autres espaces numériques, les réseaux sociaux et les messageries instantanées notamment, dans un mouvement de « plateformisation » de l’info qui s’accélère.

Les journalistes ne peuvent plus livrer bataille seuls dans leur coin

Et cette bataille-là, cruciale pour l’avenir d’une industrie autant que pour celui de la profession qui l’a fondée, les journalistes ne peuvent plus la gagner en restant isolés.

Pour s’assurer que le public ait une chance de voir émerger leurs productions dans des flux d’information de plus en plus foisonnants et personnalisés, il va leur falloir un sacré coup de main.

C’est le principal enseignement que je retire des trois journées que j’ai passées au Festival international de Pérouse, dont la dixième édition vient de s’achever.

D’ailleurs, s’agissant d’innovation, le conseil qui revenait le plus souvent dans la bouche des conférenciers était tout bête : il faut apprendre à se parler à nouveau. A collaborer sur des projets, à intégrer d’autres points de vue et respecter d’autres impératifs.

Aux journalistes donc de faire une place à ceux qui maîtrisent les pratiques marketing, l’analyse de l’audience, le code, les subtilités de l’expérience utilisateur (UX), les possibilités de monétisation ou encore la gestion des projets.

« Une vraie rupture avec la culture individualiste du métier »

Ça a l’air d’une évidence, ça n’a pas l’air simple, à en croire Sylke Grihnwald, chef du data à la SRF :

« Quand vous prenez des journalistes très talentueux mais qui ont travaillé seul toute leur carrière et que vous les mettez dans une équipe avec des créatifs et des développeurs, le résultat n’est pas garanti. Il faut leur faire comprendre qu’il s’agit de partager une vision commune.

C’est valable dans tous les secteurs, mais dans le cas de la presse, il y a une vraie rupture avec la culture individualiste du métier. »

La façon dont est organisée l’espace dans la rédaction compte aussi. Plutôt que de placer les journalistes sur un plateau façon “Les Hommes du Président”, les chefs dans leur bocal et le reste du monde de l’autre côté de la cloison, les nouveaux médias qui comptent bougent les murs pour mieux mélanger les compétences, les âges et les points de vue.

Alors qui faut-il embaucher à la place des journalistes ? Des développeurs, d’abord. A en croire les expériences racontées à Pérouse, il est crucial de les placer au cœur de la machine éditoriale, au lieu de les installer dans une pièce à part, sans lien opérationnel avec les journalistes.

Les « dev’ », ce sont les nouvelles stars des rédactions, d’abord parce qu’ils rendent possible la création de nouveaux formats éditoriaux, qu’il s’agisse de récits au long, d’articles coupés en petits morceaux pour mobile, de datavisualisation ou de diaporamas attirants.

« Il y a aujourd’hui des articles qu’on ne peut pas faire sans une dose de hacking »

Mais ils ont aussi un rôle crucial à jouer pour traiter correctement une série de thèmes qui ont pris de plus en plus d’importance dans nos vies : la sécurité informatique, le respect de la vie privée en ligne, le cyber-terrorisme ou encore la régulation des réseaux.

« Les « hackers » sont naturellement doués pour le journalisme d’investigation : ils ont l’habitude de fouiller pour aller chercher des informations avec des lignes de code, expliquait ainsi Claudio Guarnieri, du Citizen Lab hébergé par l’université de Toronto. Il y a aujourd’hui des articles qu’on ne peut faire qu’avec une part de hacking. Et il y a beaucoup de données sont là, en ligne, attendant juste que quelqu’un les explore. »

L’exemple récent des Panama Papers montre le niveau de technicité requis pour trouver les scoops cachés dans des millions de documents « tombés du camion ».  Un développeur passionné d’actu et maîtrisant les nouveaux outils d’exploration sera plus utile dans un effectif que la plus élégante des plumes encartées.

Les rédactions ont cependant aussi besoin d’autres assortiments de compétences pour avancer et trouver leur place dans notre nouveau monde numérique.

Il faut aussi être capable de lancer régulièrement de nouvelles offres éditoriales et de réussir leur monétisation, en utilisant des méthodes Agile (qu’il s’agisse de Design Thinking, de Scrum ou de Lean Startup) pour éviter des coûts et des délais échappant à tout contrôle.

Au-delà des développeurs, d’autres métiers à intégrer à la rédaction

Dans un monde où on publie de plus en plus sur des services extérieurs ayant chacun ses règles et ses formats, un chef de produit efficace et capable de guider ses troupes a une valeur inestimable.

Plutôt que de décider seul dans votre coin de l’arrangement du design de vos articles, offrez-vous les services d’un spécialiste de l’expérience utilisateur (UX), qui s’assurera que les relances ou la navigation proposées ont un sens pour le lecteur.

Mais tout ça ne servira à rien si personne dans votre média ne garde un œil sur les chiffres, dont l’analyse rythme désormais la vie des projets, alors que les métriques à surveiller sont toujours plus nombreuses et plus complexes à maîtriser. Un analyste de données peut devenir un élément-clé de l’effectif.

Au final, relever tous ces défis implique de « sortir de sa zone de confort, relève Juliane Leopold, qui a lancé Buzzfeed en Allemagne. Je sais que c’est un cliché qui revient souvent quand on parle de start-up, mais il y a quelque chose de très vrai, surtout quand ce sont des journalistes aux commandes ».

Soyons lucides : on aura besoin de moins de journalistes qu’avant

Est-ce que ça veut dire que c’est la fin des journalistes, comme on l’a déjà souvent pronostiqué depuis qu’Internet est entré dans nos vies ? Non. Mais est-ce qu’on a besoin d’autant de journalistes qu’avant ?

Je pense que non : les contenus de qualité et de taille moyennes, ceux qu’on publiait parce qu’il fallait bien remplir les pages du magazine ou le conducteur d’un journal télévisé, n’ont plus leur chance à une époque où des algorithmes bien rodés sélectionnent ce qui mérite votre attention et excluent le reste de votre timeline ou dans les résultats de recherche

La « Quartz Curve » montre bien que les lecteurs privilégient les contenus plus courts, plus réactifs ou au contraire plus long, plus approfondis. Après avoir analysé près de 400 000 articles en ligne, l’American Press Institute est parvenu à une conclusion similaire.

Plus embêtant pour beaucoup de médias : en ligne, the winner takes all ; le premier sur un marché devient vite le seul sur un marché.

Si votre créneau, c’est faire de l’actu chaude, demandez-vous si vous avez les moyens et l’énergie de faire mieux que Le Monde dans ce domaine. Si vous misez sur l’info divertissement, il faut que vous soyez prêt à battre Buzzfeed comme ses multiples avatars sur ce terrain (good luck with that).

« Bon sang, demandez-vous qui vous êtes ! »

Ça ne veut pas dire qu’il ne faut plus faire de breaking news ou du LOL. Ça veut dire qu’il faut proposer autre chose. C’est ce que dit Andy Carvin, de First Look Media :

« Chercher à imiter le truc qui marche en ce moment, c’est une très mauvaise idée et c’est la preuve que vous n’êtes pas du tout prêt à innover.

Plutôt que de courir après Buzzfeed, bon sang, demandez-vous qui vous êtes, ce que vous savez faire, et ce que vous pouvez apporter à votre audience ! »

« En presse écrite, le seul produit qui comptait, c’était le journal », explique Aron Pilhofer, directeur du numérique au Guardian. Pour lancer de nouvelles offres, il faut faire marcher des muscles que les entreprises de média ont complètement perdu l’habitude de travailler. »

Patrons de presse, posez-vous la question : si un journaliste de votre équipe part en retraite demain, faut-il forcément le remplacer par un journaliste ? La réponse sera sans doute non, sauf à trouver une licorne, un débrouillard prêt à enfiler d’autres casquettes, au moins une partie de son temps.

C’est une mauvaise nouvelle pour une profession qui compte de plus en plus de chômeurs et de précaires. Mais c’est peut-être la seule façon de sauver le boulot de ceux qui restent.

Journalisme et nombre de clics : 4 mauvais réflexes dont il faut se débarrasser

“La Nuit étoilée”, de Van Gogh, revisitée façon camembert (Mario Klingemann/Flickr/CC-BY).
“La Nuit étoilée”, de Van Gogh, revisitée façon camembert (Mario Klingemann/Flickr/CC-BY).

C’est une de mes marottes : ouvrir le tableau de bord Google Analytics d’un site, parcourir les courbes et tableaux qui s’affichent puis tenter d’en tirer les leçons et les actions à entreprendre.

Coup de chance pour les fadas de data comme moi, le thème était au cœur de la conférence annuelle « Nouvelles pratiques du journalisme » organisée début décembre par l’Ecole de journalisme de Sciences Po. Un choix logique, vu l’importance que prennent ces données dans un univers médiatique toujours plus numérique.

J’ai manqué de temps à cette période pour en faire un compte-rendu, je profite donc de ce dimanche pluvieux pour rattraper mon retard –  comme toujours,  n’hésitez pas à me signaler erreurs ou approximations en m’écrivant un message ou en laissant un commentaire.

1. Les chiffres ne font pas des journalistes web des robots, mais plutôt des accros

Chercheuse au Tow Center, Caitlin Petre s’est rendu compte en visitant des rédactions que les journalistes passaient beaucoup de temps devant les tableaux de bord montrant le trafic de leur site.

Elle a aussi découvert que si le rôle de ces derniers suscitait des débats passionnés dans la profession, il n’y avait pas forcément beaucoup de travaux de recherche sur ce sujet.

Son étude The Traffic Factories (« les usines à trafic ») repose notamment sur des entretiens avec des employés de Chartbeat – un service de statistiques en temps réel très utilisé dans les médias –, du New York Times et de Gawker.

Elle en a tiré plusieurs enseignements :

  • Les chiffres suscitent des émotions fortes chez les journalistes parce qu’ils montrent en temps réel l’impact de leur travail, et peuvent susciter des explosions de joie comme des moments de profond abattement.  Une rédactrice lui a ainsi expliqué qu’elle était inquiète des effets qu’ils pouvaient avoir sur sa vie personnelle et qu’elle en parlait à son psy.
  • Les services comme Chartbeat sont très addictifs parce qu’ils sont conçus pour l’être, avec des interfaces simplifiées montrant des jauges et des compteurs qui bougent en permanence. En face, ceux qui publient et organisent le contenu jouent à un jeu auquel ils ont envie de gagner, mais qui n’a pas vraiment de fin,  un peu comme avec une machine à sous. Ou plutôt comme au poker : même si on est bon, il y a une part d’aléatoire importante dans le résultat final.
  • L’accès aux analytics renforce la concurrence entre les journalistes. A Gawker, il existe un classement individuel des employés selon le trafic que leurs articles apportent. Il est détesté en interne, notamment parce qu’une part importante du travail est collective et ne se mesure pas avec un tel outil. Et du coup, deux journalistes vont se mettre à comparer leurs chiffres alors qu’ils traitent chacun d’un secteur très différent, ce qui n’a pas de sens.
  • « Visiteurs uniques », « pages vues » et autres « taux de rebond » servent parfois davantage comme un outil de management que comme un outil éditorial. La direction va s’en servir pour « faire passer la pilule » lorsque des décisions sont prises. « Si je dois trouver un argument pour convaincre mes troupes, je vais voir les stats », explique ainsi un chef du New York Times.

2. Facebook est important, mais ce n’est pas une raison pour faire n’importe quoi

« Les médias se comportent avec les géants du Web comme des ados de 13 ans se comportent avec One Direction », déplore Chris Moran, responsable de l’analyse du trafic au Guardian, qui recommande aux directions de garder la tête froide quand les « Gafa » leur proposent une nouveauté.

Dernier exemple en date : le service Instant Articles de Facebook, qui permet, quand on est sur son mobile, de lire un article sans quitter Facebook et après un temps de chargement très réduit – en France, Le Parisien et Libération l’ont notamment adopté.

Les premiers titres à l’utiliser se sont aperçu qu’en échange de leurs productions, le réseau social ne leur donnait accès qu’à peu de statistiques. Or, « quand on donne ainsi du contenu à une plateforme extérieure, on crée de la distance avec le média d’origine, explique Renée Kaplan, qui étudie ces chiffres au Financial Times. Le risque est que le gain d’audience ne soit pas à la hauteur de ce sacrifice ». D’où l’importance d’y avoir accès, si possible en détail.

Et les contenus eux-mêmes ? « Un bon réflexe est de se dire qu’on n’écrit pas pour Facebook, mais pour son lecteur sur Facebook », décrit Cécile Dehesdin, la boss de Buzzfeed France. Chris Moran ne dit pas autre chose :

« L’intérêt des statistiques, c’est qu’elles aident à déterminer quel est le type de journalisme que les gens ont envie d’avoir.

Si on prend en compte celles de Facebook, ça ne veut pas forcément dire qu’il faut publier des papiers sur Justin Bieber, mais peut-être qu’il faut privilégier des sujets plus simples, par exemple. […]

Pour moi, la montée en puissance de Facebook est une bonne nouvelle parce que ça donne plus de visibilité aux contenus longs et fouillés, qu’on ne peut pas garder éternellement en haut de la page d’accueil ».

3. Ce n’est pas parce que les chiffres sont trompeurs qu’il faut s’en désintéresser

C’est l’histoire d’un article publié sur le site du Guardian qui semblait passionner les internautes : le temps médian qu’ils passaient sur la page atteignait 54 secondes, une éternité ! Un peu plus tard, patatras : ce chiffre tombe à 5 secondes seulement.

Entretemps, l’article avait été repéré par un contributeur de Reddit, site de partage de liens très populaire mais dont les visiteurs « zappent » facilement d’un sujet à l’autre. « Le deuxième chiffre n’est donc pas un indicateur du comportement des lecteurs de l’article, mais tout simplement de celui des internautes  de Reddit », analyse Chris Moran.

Les biais de ce type sont nombreux dès qu’on commence à mettre son nez dans les tableaux de Google Analytics ou dans ceux d’AT Internet. Surtout si on y ajoute une dose de mauvaise foi, comme le raconte Chris Moran :

 « Quand un article fait peu de pages vues, on se dit que c’est la faute aux internautes qui sont stupides. Dans le cas inverse, on se dit que c’est la preuve que le journalisme de qualité marche »

Mais ça ne veut pas dire qu’il faut laisser cet exercice aux services marketing ou abonnement. « Si vous ne regardez pas vos “datas”, vous ne regardez pas vos lecteurs, assène Cécile Dehesdin. Et si vous ne regardez pas vos lecteurs, pourquoi faites-vous ce métier ? Nous écrivons parce que nous voulons être lus. » 

4. OK, les stats, c’est compliqué, mais il ne faut pas les laisser aux seuls spécialistes

Pour Chris Moran, il faut « communiquer beaucoup de données aux journalistes, mais en les choisissant avec précaution », et en prenant le temps de les expliquer :

« Je suis nul en maths, et je pense que ça m’aide dans mon travail, parce que je suis mieux à même d’expliquer ces sujets à des journalistes qui sont aussi nuls que moi. »

Et pour que ça fonctionne, il faut qu” « une conversation honnête et transparente à propos de la qualité des données se tienne au sein de la rédaction », conclut-il.  Trop souvent, « les gens ne savent pas très bien ce que le management ou le service technique fait de ces données », ajoute Caitlin Petre.

C’est vrai qu’en matière de journalisme , il est plus difficile de tirer les leçons des statistiques que pour un site de e‑commerce ou un moteur de recherche. Mais « le journalisme n’existe que dans le contexte de son public, c’est pour ça qu’on cherche à augmenter la taille de dernier », estime Chris Moran.

Les médias sur abonnement ont un avantage : leur lecteur ont tapé un identifiant et un mot de passe pour entrer, et on sait beaucoup mieux qui ils sont en termes d’âge, de revenus ou de situation familiale. Renée Kaplan :

« Pour chacun d’entre eux, on s’intéresse à ce qu’on appelle le RFV, comme recency, frequency, volume. Des chiffres comme le temps écoulé depuis sa dernière connexion, la fréquence de ses visites, le nombres d’articles qu’il a lu.

C’est une combinaison qui est au cœur de la mesure d’audience web, et pas seulement dans le payant. »

Pour aller plus loin, le Financial Times et en train de revoir son outil à destination des journalistes, pour répondre à deux grandes familles de question :

  • Est-ce que mon article a marché ?
  • Quel type d’action a‑t-il provoqué ?

L’ambition commune, c’est d’être informé par les données (data-informed) et pas guidé par elles (data-led).

Commentaires sur les sites d’actu : bientôt le retour en grâce ?

Une figurine Lego au visage de troll (clement127/Flickr/CC-BY-NC-ND)
Une figurine Lego au visage de troll (clement127/Flickr/CC-BY-NC-ND)

Il y a un peu moins d’un an, j’avais raconté le coup de blues qui avait saisi les journalistes les plus impliqués dans la conversation avec les internautes et la mise en valeur de leur participation. C’était peu de temps avant de quitter Rue89, site réputé pour la qualité de ses commentaires et où j’ai longtemps officié comme community manager.

A l’époque, toute une série de sites d’information venaient d’annoncer la fermeture de l’espace dévolu aux commentaires : Popular Science, Reuters, le National Journal... C’est une certaine conception du journalisme web, plaçant l’internaute au centre du travail quotidien des rédactions, qui me semblait avoir perdu du terrain.

Mais au Festival de journalisme de Pérouse cette année, j’ai senti que le commentateur, si souvent réduit à sa dimension de troll malfaisant, pourrait bien connaître un retour en grâce au sein des rédactions web.

Le Coral Project : des « coms » taillés sur mesure pour les sites d’info

Les échanges lors du « panel » qui lui était consacré étaient en tout cas passionnants – il est disponible en intégralité sur YouTube. Je n’ai pas pu tout prendre en note comme je l’ai fait pour d’autres conférences, mais voici quelques extraits commentés qui peuvent vous intéresser.

« Aucun journaliste ou presque n’est content des commentaires publiés sur son site » : Greg Barber est bien conscient du malaise qui règne dans les rédactions à ce sujet. Mais le directeur des projets digitaux du Washington Post croit assez aux « coms » pour avoir lancé le Coral Project, qui associe son journal, le New York Times et la Knight Mozilla OpenNews.

Leur ambition ? Proposer un outil de publication et de gestion des commentaires open source que chaque média pourra utiliser sur son site – une sorte de Disqus, que j’utilise pour les commentaires de ce site, mais taillé sur mesure pour les besoins des sites d’information et modulable à souhait.

Plutôt que de « délocaliser » le débat et sa modération sur les réseaux sociaux, par exemple en intégrant le plugin Facebook Comments dans leurs pages ou en répondant aux questions et interpellations uniquement sur Twitter, les sites pourraient ainsi reprendre la main sur ces espaces.

Encore faut-il y croire, explique Barber :  

« Les médias passent parfois énormément de temps à travailler sur le contenu qui se trouve juste avant les commentaires, sans consacrer la moindre seconde aux commentaires eux-mêmes. Il faudrait que, par magie, il s’y passe des trucs super. Et après, ils sont très déçus quand ce n’est pas le cas. »

« Des commentaire hors sujet mais drôles ou brillants »

Pour Luca Sofri, fondateur et rédacteur en chef de Il Post, ceux qui vantent de façon démagogique l’intérêt du commentaire comme expression du peuple se trompent autant que ceux qui n’en ont qu’une vision apocalyptique.

C’est vrai, il y a parfois des pépites enfouies dans les fils de discussions : ainsi, les mensonges de Brian Williams, présentateur du JT de la chaîne américaine NBC, ont été mis au jour à partir d’un commentaire publié par un vétéran sur Facebook. « Il y a aussi ces commentaires hors sujet mais brillants, drôles ou bien écrits », plaide Sofri.

Mais ces contributions sont trop rares pour qu’on puisse espérer disposer d’un contenu de qualité de façon régulière, tandis que les coûts de gestion (modération, sélection, édition…) peuvent être élevés.

L’intérêt des commentaires réside davantage dans la relation qu’ils permettent d’entretenir avec le lecteur –  c’est même ce qu’il l’intéresse le plus : « C’est un endroit où ma marque peut se développer. »

Une bonne façon de valoriser une offre d’abonnement en ligne

Barber, lui, s’est intéressé aux nombreux lecteurs qui lisent régulièrement les commentaires sans en rédiger (les lurkers) : « On s’est aperçus que ce sont aussi les aux lecteurs les plus fidèles, ceux dont il faut s’occuper, ceux qui forment la véritable audience », celle qui ne vient pas juste pour voir un contenu viral avant de repartir à jamais.

Selon moi, c’est peut-être le meilleur argument pour réhabiliter les commentaires et y consacrer de nouveau des moyens financiers, du temps et de l’énergie. Beaucoup de sites d’actu misent en effet sur des offres sur abonnement, ce qui les oblige à se différencier davantage de la concurrence – plutôt que de publier la même chose au même moment. Impliquer davantage le lecteur en acceptant de converser avec lui est un bon moyen d’y arriver.

Plus largement, c’est en changeant de perspective qu’on réhabilitera (peut-être) cet espace de participation. « Il faut le voir comme un univers en soi, et pas juste un bonus à l’article qui se trouve au-dessus », décrit Sofri.

En arrêtant de « réagir comme des snobs » et en se mettant à la place du commentateur, on comprend mieux ses réactions parfois brutales, plaide-t-il. « Quand un délinquant va en prison, on l’aide bien à se réinsérer. En revanche, un troll, on le bannit à jamais, on ne cherche jamais à le rééduquer. » 

Même chose quand on supprime un commentaire jugé débile ou sans intérêt : de l’autre côté de l’écran, « il y a une personne qui a fait un effort de rédiger quelque chose, peut-être qu’il faut davantage respecter cet effort ». 

En faire un espace autogéré par les commentateurs eux-mêmes ?

Se livrant à un petit examen de conscience, il s’est rendu compte que « les articles sur les sujets plus polémiques, ceux ou on peut être tenté de fermer les commentaires, sont aussi ceux ou j’aurais le plus envie de lire des commentaires, là où ils sont les plus utiles ».

Il va même plus loin :

« Personne ne s’est risqué à faire des commentaires un espace autogéré par les utilisateurs eux-mêmes. Pourtant, ce serait une expérience intéressante. Je pense qu’on peut choisir des responsables pour organiser la communauté. Bon, c’est vrai qu’au bout d’un mois à ce poste, ils seraient peut être découragés… »

Pour Chris Hamilton, social media editor à la BBC, les journalistes n’échapperont de toute façon pas à la conversation avec les lecteurs :

« Ça fait partie du travail, désormais, même si ça ne se résume pas aux commentaires, ça peut passer par d’autres formes d’“engagement”. Mais c’est ce qui permet de bâtir une communauté. »

« D’accord, il y a les dérapages et les trolls, mais les éditeurs de presse font preuve d’une forme de résilience », estime enfin Greg Barber, qui a remarqué que le Sacramento Bee, le Las Vegas Review-Journal et le Kyiv Post ont tout trois décidé de rouvrir leur section commentaires après l’avoir fermée.

(Merci à Cédric Rouquette, de Creafeed, pour ces commentaires pendant la rédaction de ce texte.)

6 phrases sur l’avenir du journalisme pour briller dans les dîners

Je ne parles pas forcément du futur du journalisme, mais quand je le fais, c'est avec des citations trouvées Dans mon labo.
Je ne parle pas souvent du futur du journalisme, mais quand je le fais, c’est avec des citations trouvées Dans mon labo.

Vous n’étiez pas au Festival international de journalisme de Pérouse la semaine dernière, et vous avez bien fait. Il y avait beaucoup trop de conférences intéressantes en même temps, ça rend le choix impossible et on finit la journée avec un super mal de crâne, après avoir subi un tel flot de bonnes idées, de conseils utiles et d’expériences passionnantes.

Et puis c’est totalement gratuit, alors les salles sont bondées, remplies d’étudiants en journalisme et d’activistes sans le sou, merci bien. Quant aux intervenants, c’est bien simple : ils répondent aux  questions, débattent avec le public, sont ouverts aux critiques et accessibles même le soir, au restaurant. Tant de démagogie, c’est fatiguant.

Enfin, j’ai pensé à vous et j’ai fait une petite compilation de phrases que vous pouvez ressortir dans les dîners entre journalistes, pour faire croire que vous y étiez.

1. « Tu sais, si tu chasses les clics, tu finis par publier des chatons »

Comme le blogueur Jeff Jarvis, auteur de cette formule pendant sa keynote, beaucoup d’intervenants ont rappelé que les médias devaient mieux choisir les statistiques à suivre pour bien développer leur site :

« Les métriques doivent être repensées. Les pages vues, les visiteurs uniques, le nombre de likes… tout ça, c’est du passé.

Avec Chartbeat, on peut mesurer le temps passé sur le site, et vendre aux annonceurs du temps d’affichage de leurs publicités [et non un nombre d’affichages, ndlr]. Ça va dans la bonne direction, mais ça aussi, je pense qu’on pourra le truquer.

Il faut aller vers des mesures plus qualitatives, pour savoir si ce que les journalistes font a vraiment de la valeur, comprendre ce qu’ils apportent à la vie des gens. Je ne sais pas comment on peut mesurer ça, mais il faut trouver. »

Même constat pour Stijn Debrouwere, spécialiste des statistiques des sites de médias, dont la conférence était pleine de bons conseils – je l’ai d’ailleurs retranscrite.

2. « Il faut casser les services et travailler en équipe »

D’accord, il y aura toujours des rédacteurs de génie et des enquêteurs hors pair qui bossent en solo, se contentant d’envoyer un fichier Word par e‑mail une fois leur tâche terminée.

Mais pour tous les autres, être capable de bien travailler dans des équipes mêlant des métiers de plus en plus variés devient un impératif.

Aron Pilhofer a ainsi raconté qu’à son arrivée à la tête du numérique au Guardian, il s’est ainsi empressé de créer un pôle « Visuals », regroupant des compétences en photo, en illustration, en design, en multimedia… Une idée empruntée à la NPR, le réseau américain de radios publiques :

« Avant ça, ces métiers étaient plus ou moins dans des services séparés. Ça n’a pas de sens : quand vous montez un projet numérique, ça implique forcément du texte, des images, de la vidéo, des graphiques, des animations…

Vous ne devriez pas avoir à négocier entre les différents services pour former votre équipe. C’est quelque chose qui était vraiment difficile pour moi quand j’étais au New York Times et dans d’autres rédactions.

Ça oblige à mener des négociations dignes de pourparlers à ONU, en allant voir chaque responsable pour le convaincre de l’intérêt de votre idée. Ça prend un temps fou, ça se termine avec une réunion avec quarante personnes dans la pièce, et ce n’est pas comme ça qu’on fait du bon journalisme. »

Qu’ils le veuillent ou non, les médias ne sont plus seulement des fournisseurs de contenu, mais aussi des créateurs de technologie. Et seuls ceux qui peuvent monter rapidement des équipes pluridisciplinaires seront à même de mener des projets rédactionnels ambitieux sans les voir s’enliser.

3. « L’Afrique mérite mieux que le journalisme-hélicoptère »

Trouver des solutions africaines aux problèmes africains : l’adage vaut aussi pour les médias, à en croire le journaliste et poète Tolu Ogunlesi. Basé à Lagos, au Nigéria, il en a assez de voir des reporters de télés occidentales débarquer dans un pays pour couvrir une crise pendant quelques heures, avant de repartir pour toujours :

« J’appelle ça le “journalisme-hélicoptère”. Les médias locaux, eux, sont là sur la durée. Depuis quelques années, les journalistes africains ont gagné en confiance, assez pour raconter leur propre expérience. Les réseaux sociaux ont permis à leur voix de porter davantage.

Avant, CNN ou la BBC étaient les seuls à avoir les moyens de dominer la conversation mondiale, maintenant on a des chaines comme Channels au Nigeria qui a très bien traité les récentes élections.

Quand vous parlez de l’endroit dans lequel vous vivez, où se trouve votre maison, vous pouvez vous permettre d’aller plus loin, d’être plus nuancé. »

4. « Recruter un abonné pour son journal, ce n’est pas seulement lui prendre son argent »

Fini le temps où on pouvait faire signer un chèque ou un formulaire de prélèvement automatique à son lecteur et puis partir en courant, en espérant qu’il reste fidèle pour les dix ou vingt ans à venir. C’est ce qu’a rappelé Jeff Jarvis dans sa keynote :

« Les gens veulent désormais qu’il y ait une vraie collaboration entre leurs médias et eux. Un sentiment d’appartenance, un engagement à faire des choses ensemble. […]

Il faut trouver de nouvelles façons de contribuer, pas seulement en envoyant de l’argent, mais en faisant un effort, en proposant du contenu, de l’aide pour le marketing, des lignes de code, bref tout ce qui peut aider dans notre mission d’informer.

Et en retour, il faut trouver comment récompenser cette participation, et ça ne peut pas être seulement l’accès à un contenu. Ça peut être une invitation à un événement, mais aussi une forme de reconnaissance sociale. »

Alors que beaucoup de sites d’actualité peinent à définir ou rendre attractives leurs offres d’abonnement, c’est peut-être cherchant des « membres actifs » ou des « soutiens » plutôt que de simples « abonnés » qu’ils réussiront. La méthode a en tout cas réussi pour Mediapart.

5. « Le nouveau datajournalisme, c’est le journalisme de capteurs »

On pourrait penser que les cigales sont toujours dans le coin, qu’il suffit de s’installer dehors pour l’apéro pour commencer à les entendre. Mais il en existe un genre particulier, la magicicada Brood II, qui ne débarque sur la côte est des Etats-Unis qu’une fois tous les dix-sept ans.

Pour prévoir le moment exact de son arrivée et ne pas la rater, l’émission Radiolab a lancé début 2013 le projet Cicada Tracker, et proposé aux internautes motivés d’assembler un boîtier électronique capable de mesurer la température à 20 centimètres sous la surface du sol, grâce à un capteur de température.

Des diodes lumineuses indiquent quand la température atteint 17,8 °C, soit juste avant le réveil des cigales mâles, qui rejoignent la surface et commencent à faire du boucan pour attirer les femelles. Les données étaient ensuite centralisées pour dresser des cartes nationales.

Si vous avez envie de tester ça dans votre garage afin de vous préparer pour la vague de 2030, le fabricant Arduino propose toute une gamme de supports qu’on branche à son ordinateur et sur lesquels se montent des capteurs de température, de son, de vent, d’humidité, d’accélération, de lumière, de proximité, de rythme cardiaque, de tension artérielle…

Tous ces produits (présentés par la creative technologist Linda Sandvik à Pérouse) sont loins d’être nouveaux mais, un peu comme les drones, ils ouvrent de nouveaux horizons aux journalistes et aux activistes bidouilleurs. Comme ces étudiants chinois qui ont fait voler des cerf-volants pour mesurer la pollution dans  le ciel chinois.

6. « Aujourd’hui, tu peux plus te contenter d’être un observateur, il faut t’engager »

Le journaliste est de moins en moins vu comme un pur esprit, observateur objectif de la marche du monde mais ne prenant jamais part aux événements qui le secouent.

Ce mythe-là a vécu, comme l’a prouvé la récente initiative du Guardian, qui veut faire pression sur la fondation Bill et Melinda Gates et d’autres fonds d’investissement afin qu’ils n’investissent plus dans les entreprises exploitant les énergies fossiles, afin de lutter contre le réchauffement climatique.

Une vraie libération pour Aron Pilhofer :

« Après vingt ans de journalisme, je m’étais toujours arrêté devant cette porte-là. On est là pour raconter ce qui se passe, ce qui ne va pas, ce qu’il faudrait faire, mais on ne s’empare pas d’un combat. Et ça, c’est vraiment frustrant à force.

Ce serait impossible de faire ça au New York Times, ils ne veulent vraiment pas aller vers un « journalisme de solutions. »

Beaucoup de projets reposent aussi sur la collaboration avec des organisations non gouvernementales (ONG) ou des groupes d’activistes, comme le lancement de la revue Alter-mondes, en France.

Pourquoi les sites d’actu se servent mal de leurs stats, et comment ça peut changer

La salle de contrôle des vols spatiaux de la Nasa en 2005 (Nasa).
La salle de contrôle des vols spatiaux de la Nasa en 2005 (Nasa).

Ça fait partie de ces conférences où l’on se surprend à applaudir et à encourager mentalement l’intervenant pendant son exposé, tant ce qu’il dit paraît pertinent.

Stijn Debrouwere, spécialiste des statistiques des sites de médias, parlait jeudi au Festival international de journalisme de Pérouse. Voici une retranscription que j’espère fidèle, mille excuses d’avance si j’ai déformé un propos ou raté une idée importante

Stijn Debouwere. Je travaille sur les statistiques des sites d’information depuis quatre à cinq ans, j’ai commencé dans des médias locaux (télévisions et quotidien), ensuite j’ai rejoint le service d’analyse des données du Guardian. Récemment, j’ai réalisé une mission pour le Tow Center  sur ces sujets.

J’ai pu voir des statistiques de beaucoup d’entreprises différentes, et je me suis aperçu que les mêmes problèmes apparaissent un peu partout.

Quand on parle des statistiques d’un site, bien souvent l’image mentale qui se forme est celle d’une salle de contrôle sophistiquée, comme celle de la Nasa à Houston, où chaque employé a plein de moniteurs différents.

Travailler de cette façon a bien marché pour la Nasa : dans le cas d’Apollo 13, c’est même ce qui a permis de ramener les astronautes sur Terre malgré les défaillances, grâce à toutes les données à disposition que les ingénieurs ont pu analyser pour déterminer la marche à suivre.

Ça peut aussi marcher dans des start-ups ou des entreprises centrées sur les nouvelles technologies, on voit qu’elles réussissent à lever des fonds ou réaliser un bon chiffre d’affaires en utilisant correctement les indicateurs dont elles disposent.

Mais ça ne marche pas aussi bien pour les médias. On voudrait des outils simples, objectifs et qui aident à la décision, et ce qu’on a bien souvent, c’est du « bruit », des fausses pistes et un miroir aux vanités.

Et quand on utilise mal les statistiques, ça peut avoir des conséquences néfastes, comme ces posts sur Facebook où on « optimise » les titres pour chasser les clics, avec des formules du type « vous n’allez pas croire ce qui arrive à ce chat après ça ».

Selon le consultant américain Peter Drucker, la meilleure façon de supprimer toute perception est d’inonder les sens avec des stimuli. Ça veut dire que les services que vous utilisez doivent être configurés pour vous donner uniquement l’information que vous souhaitez avoir. Sinon, vous ne pourrez rien faire.

Dans les rédactions aujourd’hui, les métriques se sont peu à peu accumulées : Google Analytics, Facebook Insights, Twitter Analytics… Ce sont de bons outils, mais on se retrouve avec des dizaines de tableaux de bord différents, tous mis à jour constamment.

Il faut se poser des questions de base. Pourquoi est-ce qu’on regarde des stats ? Parce qu’on veut pouvoir en tirer des conclusions. Mais en réalité, peu de rédactions sont capables de réagir immédiatement à une donnée, par exemple faire un article quand un sujet est en train de buzzer.

Je croise des journalistes très accros à Chartbeat [service de statistiques sur la fréquentation de son site mesurées en temps réel, ndlr], il faudrait leur passer sur le corps pour leur enlever ça. Mais quand je leur demande à quoi ça leur sert vraiment, ils ne savent pas trop quoi répondre.

Et vous avez sûrement déjà assisté à une réunion où quelqu’un débarque avec une grande idée, un changement à faire sur le site, en ayant au préalable sélectionné précisément LA donnée qui va dans son sens, en ignorant tout le reste.

Sans parler des biais qui peuvent se glisser. Il y a quelques années, YouTube a fait un gros effort pour optimiser les pages, et accélérer le chargement des vidéos. Quand ils ont mis ces changements en production, ils se sont rendus comptes que les métriques allaient dans le mauvais sens, qu’en fait le temps de chargement des vidéos avait tendance à augmenter.

C’est une donnée cruciale pour eux, donc ils avaient un vrai problème. En analysant davantage, ils se sont aperçus qu’ils avaient tellement bien travaillé que des internautes avec des connexions lentes ou de vieux ordinateurs s’étaient mis à regarder des vidéos, alors qu’avant ils ne pouvaient pas du tout le faire.

Et ce sont ces nouveaux utilisateurs qui faisaient plonger les statistiques, parce que les vidéos mettaient beaucoup de temps à se charger pour eux – mais au moins, ils pouvaient les voir. Les mêmes données qui les ont induits en erreur leur ont permis de comprendre vraiment ce qui se passait, en les examinant de plus près.

Sachant tout ça, qu’est-ce qu’on peut faire pour mieux travailler les statistiques ?

1. Avant de regarder vos statistiques, regardez votre site

D’abord, il faut garder en tête qu’il y a plein de changements possibles sans même avoir à les consulter, il suffit d’ouvrir les yeux.

On sait par exemple que les newsletters sont une façon de gagner du trafic et d’avoir des lecteurs plus fidèles. Regarder votre site : combien de temps vous faut-il pour vous inscrire à la newsletter ?

Même remarque pour le placement des boutons de partage des réseaux sociaux : est-ce qu’ils sont accessibles, est-ce qu’ils sont assez visibles ? Ce sont des choses très simples à corriger.

Un autre conseil que je donne, c’est d’avoir une check-list à remplir avant toute publication d’un contenu.

Je m’aperçois que dans beaucoup de sites, il y a toute une partie du contenu qui n’est jamais mis en avant nulle part, ni sur la page d’accueil, ni sur les réseaux sociaux. Il faut passer par une sous-sous-rubrique pour y accéder. Même leur auteur ne tweete pas un lien vers son article une fois publié !

Il faut avoir une stratégie interne pour chaque publication, par exemple programmer des tweets avec outils comme Buffer pour couvrir les différents fuseaux horaires. Vérifier que l’article comporte bien des liens externes et internes, c’est aussi important, et c’est le genre de choses qu’on peut mettre dans une check-list. Vous voyez, il y a zéro technologie en jeu ici, juste du bon sens.

2. Ne vous contentez pas des valeurs proposées par défaut

Ensuite, il faut mesurer les bonnes choses. Trop souvent, on se contente des métriques qui sont proposées par défaut. Si Google Analytics vous propose trois mesures quand on charge la page (par exemple « sessions », « utilisateurs » et « pages vue »), ça ne veut pas forcément dire que ce sont ces trois métriques-là que vous devez surveiller.

Au début, il était beaucoup question de pages vues, ensuite de « reach », après d’engagement. Je me souviens qu’un type a publié une tribune un jour sur Medium pour expliquer qu’il fallait vraiment regarder le temps passé sur le site, que c’était ça l’important.

Des clients ont commencé à m’appeler et à me dire qu’ils voulaient faire pareil, et je leur ai dit : « Vous allez vraiment changer complètement de stratégie, juste parce qu’un type a écrit ça sur Medium ? »

3. Regardez les ratios plutôt que les totaux

Il faut s’intéresser davantage aux ratios qu’aux valeurs absolues. Le nombre de pages vues, par exemple, ça ne m’intéresse pas forcément si je le prends isolément. En revanche, si je compare avec le nombre d’articles publiés dans la journée, ça peut devenir intéressant.

Si le nombre de pages vues aujourd’hui est le double de celui d’hier et que le nombre d’articles publiés a doublé aussi, ce n’est pas une bonne nouvelle, ça veut dire qu’on n’a pas amélioré la visibilité de chaque contenu. Regarder le nombre de pages vues par auteur, ça peut être bien aussi.

Des rédacteurs en chef me disent : « On ne publie pas beaucoup le week-end parce qu’on n’a pas beaucoup de visiteurs le week-end. » Mais en fait, c’est parce qu’ils publient peu le week-end qu’ils n’ont pas beaucoup de trafic le week-end – en tout cas, c’est une hypothèse que je ferais…

Si on regarde le nombre de pages vues par article, à chaque heure du jour ou bien pour chaque jour de la semaine, on peut sortir de ce type de problème d’œuf et de poule.

4. Suivez moins d’indicateurs mais suivez-les mieux

Il faut aussi réduire le nombre de métriques surveillées. Se concentrer sur la fidélité des lecteurs par exemple, c’est un bon réflexe, mais ça peut vous mettre dans des situations surprenantes. Mettons qu’un de vos articles devienne viral : ça va faire chuter vos indicateurs de  fidélité, parce que vous allez attirer soudain des gens qui ne viendront qu’une fois chez vous, pour un seul contenu.

Ce que je préfère observer, c’est l’évolution des frequent users, les lecteurs réguliers, une notion utilisée par les entreprises technologiques : par exemple, on regarde l’évolution de ceux qui ont passé au moins dix sessions dans les trois derniers jours. Et là, on se rend compte que c’est une courbe beaucoup plus stable, les pics de trafic sont gommés.

Quand Facebook s’est lancé, on ne pouvait s’y enregistrer qu’avec e‑mail hébergé par une série d’universités américaines. Ça faisait donc très peu d’utilisateurs en valeur absolue. Mais les fondateurs ont senti qu’ils tenaient un service intéressant quand ils se sont aperçus que les gens restaient très longtemps quand ils venaient.

Dans les rédactions, on ne mesure pas assez la qualité des contenus. Une expérience simple à réaliser, c’est de demander aux journalistes de donner une note de 1 à 10 au contenu qu’il vient de publier. On peut demander aux lecteurs de le faire aussi. Au final, cette statistique obtenue de façon artisanale est aussi importante que les chiffres de Google Analytics.

5. Cherchez un bon compromis plutôt qu’un objectif isolé

Plutôt que des cibles ou des objectifs, il faut chercher des sweet spots, de bons compromis. « Surperformer » peut être aussi mauvais pour un site que « sous-performer ».

Mettons que vous vouliez absolument multiplier le nombre de contenus en ligne. Vous allez vous organiser pour que vos auteurs publient 50 articles chaque semaine. Votre trafic va augmenter, OK, ça peut sembler super. Mais la qualité de ce qui est produit va plonger, et si vous ne la mesurez pas, vous ne le saurez jamais.

Du coup on va plutôt se dire : peut-être qu’on peut réduire un peu la longueur des articles, ce qui nous permettrait d’en publier un peu plus, sans que le lecteur ne se sente lésé.

J’entends dire : « Notre objectif est d’attirer un million de visiteurs en plus en provenance des réseaux sociaux. » OK, mais quel effet ça va avoir sur les autres métriques ?

Sur le Web, on s’est vite aperçu qu’il n’y avait pas de corrélation entre la longueur d’un article et le nombre de visites qu’il reçoit. Ce n’est pas parce que le texte est plus long qu’il sera plus vu.

Du coup, certains ont dit : il faut faire court, pour faire plus de pages vues. D’accord, mais on en fait quoi ? La plupart des sites ont déjà trop d’inventaire, les campagnes publicitaires ne sont pas assez nombreuses pour remplir tous les emplacements.

Si vous ne le monétisez pas, ce trafic supplémentaire, c’est un trafic-poubelle : en vérité, vous n’en voulez pas ; ce que vous voulez, ce sont des lecteurs qui reviennent souvent.

Les statistiques doivent être au service d’un projet, ce ne sont pas des buts en soit.

Quand je parle à des gens des entreprises de technologie, ils se demandent comment utiliser leurs statistiques pour améliorer le service qu’ils rendent aux internautes ? Mais côté médias, la question qu’on me pose c’est : quelle est la statistique que je dois cibler ? Ils ne veulent pas faire grandir le site, le rendre meilleur. Juste faire monter des chiffres.

6. Faites des tests sur la durée avant de décider

Il ne faut pas hésiter à faire des expériences, comme celle des articles evergreen de Vox : ils ont pris des contenus forts publiés plusieurs mois avant, ils les ont mis à jour et republié. Et ils ont gagné beaucoup de pages vues, pour des contenus qui étaient enterrés dans les archives. Certains lecteurs les avaient ratés, d’autres les avaient oubliés, dans tous les cas ils étaient contents de les lire.

Slate aussi tente des choses : par exemple, ils demandent à leur rédacteur de faire du  trafic whoring pendant toute une journée ; chasser les clics avec un maximum de contenus très attractifs. En échange, ils vont avoir deux ou trois jours sans contraintes, pour creuser un sujet.

Même chose avec Quartz, et leur théorie sur les contenus de longueur moyenne, qu’il faut éviter de publier, pour privilégier les articles soit plus courts, soit plus longs [la Quartz curve, ndlr].

Il faut cependant laisser ces expériences vivre assez longtemps. Un seul article sur une nouvelle thématique ne suffit pas à savoir s’il faut lancer une nouvelle rubrique, pourtant je l’ai vu faire aussi.

D’abord parce que Google Analytics pratique l’échantillonnage : les calculs ne sont pas forcément fait sur l’ensemble des stats, mais sur un échantillon, pour que ça aille plus vite. Du coup un changement ponctuel aura moins d’impact.

Mais surtout parce qu’il y a un tas de facteurs extérieurs qui peuvent influer énormément, comme l’auteur de l’article ou l’heure de publication.

7. Montrez à vos journalistes des mesures qui ont du sens pour eux

Une bonne pratique, c’est aussi de proposer la bonne métrique à la bonne personne. Souvent, la frustration ressentie face aux statistiques vient du fait qu’on n’a pas vraiment de prise sur les chiffres qu’on vous donne.

Par exemple, améliorer la visibilité de l’abonnement à la newsletter, c’est un objectif intéressant pour designer, mais pas pour le journaliste, qui ne peut rien faire pour changer ça.

Pour un journaliste, savoir le nombre de visites que son article a fait, ça n’est pas très utile finalement, puisqu’il a déjà terminé son travail.

Même chose si vous mettez un grand panneau lumineux dans la rédaction avec des informations du type : « les pages vues ont baissé de 5% par rapport à hier ». Le journaliste va se dire : « OK, mais qu’est-ce que je peux y faire ‚à mon niveau ? » Au final, ça aura des effets néfastes sur sa motivation.

8. Analysez vous-même vos données

Quand vous regardez vos statistiques, sachez que le bouton « Exporter » est votre meilleur ami. Récupérer les données brutes et les analyse vous-mêmes dans un tableur de type Excel, ça va vous permettre de creuser davantage et de garder le plus pertinent.

Au final, les stats en temps réel ont leur intérêt, c’est cool à regarder, ça donne l’impression que vous êtes dans la salle de contrôle de la Nasa. Mais régler des petits problèmes sur le site, cocher des cases sur une check-list, c’est peut-être moins prestigieux, cependant c’est ça  qui fait la différence. Et pour les médias il y a de gros gains à faire avec un minimum d’efforts, dans certains cas il suffit de se baisser pour les ramasser.

L’économiste Robert Solow a décrit dans les années 70 un paradoxe : les entreprises disposaient d’ordinateurs, de tableurs (c’était nouveau à l’époque), mais pourtant la productivité ne s’est pas vraiment améliorée à cette période.

C’est un peu pareil pour les médias : les statistiques ont le potentiel de vraiment améliorer les choses, mais ce n’est pas le cas pour le moment. D’où l’intérêt d’écouter Peter Drucker, et d’arrêter de se laisser submerger par elles.

Mis à jour le 17/4 à 21h30. Quelques précisions et menus changements grâce aux retours du conférencier que j’ai reçus par e‑mail. Une erreur corrigée : c’est YouTube et non Facebook qui a eu des stats surprenantes après avoir optimisé le chargement des vidéos.

Stijn Debrouwere a eu la gentillesse d’y ajouter une série de liens pour ceux qui souhaitent prolonger leur réflexion sur le sujet :

Pourquoi il faut des licornes dans les rédactions (et ce qu’on peut faire avec)

Une licorne sur un laptop (Yosuke Muroya/Flickr/CC-NC)
Une licorne sur un laptop (Yosuke Muroya/Flickr/CC-NC)

A en croire le joli panel réuni à l’hôtel Brufani lors de la première journée du Festival international de journalisme de Pérouse, les rédactions doivent d’urgence embaucher des « licornes » afin de mieux innover sur les supports numériques et de réussir leur mutation.

Ces « licornes », ce sont les journalistes ayant des compétences de développement ou, inversement, des développeurs aimant travailler sur l’actualité. Comme l’animal mythologique, ces profils sont rares et donc précieux au sein d’un effectif.

C’est le constat dressé par les intervenants de ce débat :

Voici une retranscription de ce qui s’est raconté, modulo quelques ellipses et reformulations de mon fait – d’avance, mille excuses si j’ai déformé un propos ou raté une idée importante.

Jacqui Maher. Je suis du Queens, à New York, et quand j’étais jeune je voulais être poétesse. Heureusement pour moi, avant d’entrer à la la fac, j’ai commencé à traîner avec un groupe de hackers. J’avais 15 ans, et c’est un âge où on trouve ce type de personnes plutôt cool, mais j’aimais aussi leurs idées et leur façon de voir le monde.

Vers 1999, la Hearst Corporation a lancé un « studio interactif » que j’ai rejoins. J’ai notamment fait un CMS [content managing system, service qui permet de gérer les contenus publiés par un site web, ndlr] pour Popular Mechanics [une revue scientifique américaine, ndlr] mais aussi des quiz pour Cosmopolitan.

« Je suis passée par Friendster en Californie et un hôpital au Malawi »

Il était un peu trop tôt pour tout ça, et le studio a fini par fermer. J’ai travaillé un temps en Californie, pour des start-ups comme Friendster, un réseau social que les plus jeunes d’entre vous ne connaissent sans doute pas. J’ai trouvé intéressant de voir comment on pouvait mettre au point une technologie pour résoudre un problème, en l’occurence permettre aux gens de retrouver leurs amis.

J’ai ensuite voyagé en Afrique, j’ai travaillé pour une ONG de lutte contre le sida au Malawi. J’ai fini par rentrer à New York. Un ami avait trouvé un job dans une nouvelle équipe que le New York Times constituait. J’ai passé un entretien et j’ai fini pas être embauchée un an plus tard.

J’y ai notamment travaillé sur un outil mis en ligne après le tremblement de terre à Haïti pour aider les gens qui cherchaient des nouvelles de leur proches, en collaboration avec Google et la Croix Rouge.

J’ai globalement trouvé le travail au sein d’une rédaction très gratifiant, comparé à ce qu’on fait dans une start-up ou une ONG.

Mais j’ai fini par déménager à Londres pour rejoindre mon compagnon et travailler pour la BBC. Je travaille notamment sur la couverture des élections et sur des outils de narration interactive.

Aron Pilhofer. J’ai un parcours très classique, avant de commencer à m’intéresser aux données, au datajournalisme. C’est une spécialité qui peut se décliner de beaucoup de façons, et ce n’est pas forcément quelque chose de si nouveau.

Ce qui est de nouveau en revanche, c’est la capacité qu’on a désormais d’utiliser les données pour créer des récits qui ont une forme non traditionnelle. On est en train de voir apparaître de nouveaux formats.

Prenez la mode pour l’explanatory journalism [le journalisme pédagogique, que pratiquent aussi les Décodeurs du Monde, ndlr] : pour moi, les meilleurs dans ce domaine, c’est la rubrique Upshot du New York Times, parce qu’ils ne se contentent pas du texte mais travaillent aussi beaucoup sur le visuel.

« Ce n’est pas compliqué, mais sans licorne vous ne pourrez pas le faire »

Mais pour faire ça, il faut des journalistes ayant des compétences en développement, sinon, vous serez incapables de produire ce genre de contenu.

Prenez le projet Immigrants in Their Own Words, du Guardian. On a voulu que les immigrants prennent eux-mêmes la parole, alors que leur histoire est toujours racontée par d’autres.

Le résultat est plutôt basique : des textes et des images, le tout créé entièrement par les lecteurs du Guardian eux-mêmes.

Ça a l’air simple, mais ça met en œuvre pas mal de choses en coulisses. Il vous faut un CMS qui va gérer le cas où il y a une image avec le texte et celui où il n’y en a pas, mais aussi gérer le cas où l’image est au format portrait et celui où elle au format paysage.

Et tant qu’à faire, vous voulez que tout ça soit dans un gabarit qu’on puisse réutiliser plus tard.

Au final, rien de très compliqué, mais si vous n’avez pas une licorne dans votre rédaction, vous ne pourrez pas le faire.

La page qu’on a mise en ligne pour suivre tous les sondages publiés avant les élections en Grande-Bretagne vise à aider nos lecteurs à aborder une problématique qui peut sembler simple, mais qui est infiniment complexe si on va dans le détail.

On produit des synthèses graphiques de toutes les études d’opinion et de leur évolution dans le temps, et on montre les basculements qui sont en train de s’opérer circonscription par circonscription.

C’est un problème technologique, c’est un problème de design, et c’est un problème de journalisme.

Jacqui Maher. J’ai travaillé pour un journal papier et je travaille désormais pour une radio. Dans les deux cas, le fait d’avoir à s’occuper d’un autre mode de diffusion que le numérique est un handicap, bien sûr.

Mais à la BBC je trouve les gens globalement plus à l’aise avec la technologie, notamment parce que c’est une structure où les ingénieurs ont toujours joué un rôle important, au fil des innovations de la radio et de la télévision.

John Crowley.  Il y a un vrai changement en cours, on est en train de passer d’un traitement de l’information principalement centré sur le texte à quelque chose davantage fondé sur le visuel et les interactions.

La BBC a publié Syrian Journey, une sorte de jeu plaçant l’internaute dans la peau d’un réfugié syrien tentant de rejoindre l’Europe – dans beaucoup de cas, le voyage se termine par la mort.

Elle a été critiquée, certains ont trouvé malsain le fait de prendre une actualité tragique pour en faire quelque chose de ludique. L’idée que dans l’avenir, l’actualité sera jouée plutôt qu’elle sera lue peut être difficile à accepter pour beaucoup d’entre nous.

Pourtant, le jeu vidéo est pratiqué par une part grandissante de la population. Et désormais, c’est le principal concurrent des médias, puisqu’on peut consacrer son temps passé dans le métro le matin à l’un ou à l’autre, sur son smartphone.

« Hé, mon article est prêt, tu peux ajouter une illustration ? » Ben non.

Pour produire ce type de contenus, là encore, il faudra des licornes.

Mais il faut savoir travailler avec elles. Par exemple, ce qui ne marche pas, c’est de produire un article et ensuite de leur demander : « Hé, tu peux pas ajouter une illustration ? » Il faut les associer dès le départ au travail sur l’article.

Il faut aussi que les licornes apprennent à mieux communiquer sur leur travail. Par exemple, j’ai demandé à nos employés qui travaillent sur le visuel partout dans le monde d’envoyer un e‑mail à l’équipe à chaque fois qu’elles mettaient quelque chose en ligne, pour expliquer ce qui a été fait et comment ça a été fait.

Le Wall Street Journal embauche des développeurs, mais il y a encore parfois un sentiment que ce sont des personnes extérieures à la rédaction, qu’il y a « eux » et qu’il y a « nous ».

Ça me rappelle ce que j’ai vécu il y a quelques années, au Daily Telegraph, quand la direction avait fait venir « quelqu’un d’Internet » au sein de la rédaction papier. Certains de ses membres avaient dit : « Mais qu’est-ce que “quelqu’un d’Internet” peut bien nous apprendre ? »

Encore aujourd’hui, la production de datavisualisations ne colle pas toujours au mode de fonctionnement d’une rédaction, notamment au niveau des critères d’évaluation : pour un rédacteur classique, être un bon journaliste c’est écrire bien, sortir des scoops. C’est aussi cette culture qui est en train de changer.

J’ai travaillé pendant six mois sur 100 Years Legacies, collection de cent histoires sur la Première Guerre mondiale. Il y a assez de textes pour un petit livre, mais on ne peut pas le deviner sur la page d’accueil, c’est très fragmenté. On utilise dedans plein de petits modules interactifs, et chaque histoire peut être partagée séparément sur les réseaux sociaux.

On y a passé six mois et on a voulu capitaliser sur ce travail, du coup on a repris ce format après la mort de Robin Williams, pour multiplier les angles sur cet acteur.

« Des outils pour l’équipe, pas seulement des contenus pour les lecteurs »

Enfin, nos licornes ne produisent pas que des choses destinées au lecteur, mais aussi des outils pour l’équipe, par exemple un petit module qui permet de générer une carte de situation en quelques secondes.

Jacqui Maher.  C’est variable mais c’est une grosse partie de mon travail en ce moment. Par exemple, je trouve ça motivant de travailler sur des outils destinés aux journalistes d’investigation, il y a beaucoup à faire dans ce domaine.

J’aime ce qu’on peut faire avec le code, mais je n’aime pas l’utiliser sans avoir un but concret, juste pour optimiser un algorithme par exemple. Pour nos besoins, pas besoin d’être dans la programmation hardcore.

John Crowley. Pour filer la métaphore avec la licorne, je dirais qu’il ne faut pas essayer d’attraper un profil de ce type, plutôt le laisser venir.

Ce ne sont pas des gens qui veulent un boulot classique, chaque jour de 9 heures à 18 heures. Ils veulent changer les choses. Il faut aussi qu’ils tiennent bien la pression, parfois un développement doit être fait dans la journée, il faut avoir une dose de réflexes journalistiques.

Jacqui Maher.  C’est vrai que les deadline sont plus dures à gérer dans les rédactions que dans les entreprises technologiques comme Google, même si là-bas aussi il y a des délais à tenir.

[…]

Aron Pilhofer.  Le New York Times ne met pas souvent ses productions en open source parce que la plupart du temps, ce qui est produit n’a pas les caractéristiques d’un projet open source, ce n’est pas quelque chose que d’autres peuvent facilement décliner.

« L’open source, la règle au Guardian, l’exception au New York Times »

Le Guardian a une approche différente, à cause de la volonté affichée pratiquer l’open journalism : on peut dire qu’il pratique l’ouverture par défaut, alors que pour le New York Times ce sera l’exception.

Ce n’est pas une critique, d’ailleurs certains projets que le Guardian met sur Github [plateforme permettant de publier un programme et de le faire évoluer, ndlr] ne sont jamais utilisés par quelqu’un d’extérieur au Guardian.

Cela dit, je me rends compte grâce à cette conférence qu’on travaille sur un outil de cartographie simplifié, en même temps que le Wall Street Journal et se concerter, c’est un peu idiot.

[…]

John Crowley. C’est vrai que notre façon de travailler peut sembler difficilement durable d’un point de vue économique, d’autant que certains projets, comme celui qu’on a fait sur les archives de la Premiere League [le championnat de foot anglais, ndlr], n’ont pas marché.

Le jour où on a lancé 100 Years Legacies, je peux vous dire que j’ai serré les fesses, mais heureusement on a fait 3 millions de pages vues avec…

Aron Pilhofer.  C’est un vrai problème. A la base, il faut qu’il y ait une envie personnelle, et un soutien de la hiérarchie. Et après, il faut des gens pour le faire.

La bonne nouvelle, c’est qu’il y a aujourd’hui un nombre incroyable d’endroits où se former ou apprendre des outils. D’ailleurs, ces derniers se modernisent et sont plus faciles à prendre en main.

Je me souviens de l’époque où je recevais un coup de fil à minuit : « Hé, le truc qu’on a publié est planté, on fait quoi ? » Ce n’est plus comme ça aujourd’hui.

Nous, on travaille beaucoup avec Google Sheets [des feuilles de calcul qui contiennent les textes et nombres utilisés dans une infographie ou un mini-site, ndlr] pour gérer le contenu de nos productions, ça évite une complexité supplémentaire à gérer.

Beaucoup de gens avec qui je bosse viennent du service informatique, ils aiment travailler avec la rédaction sur des projets qui ont plus de sens pour eux que chercher à optimiser le chargement d’une partie du site.

Allez voir des gens avec des autocollants sur leur laptop qui parlent de trucs comme l’Open Knowledge Foundation [association militant pour la culture libre et l’open data, ndlr]. Je suis sérieux ! Allez dans les conventions, partez à la rencontre de ces univers.

« Si votre rédacteur en chef est enthousiaste, il trouvera un peu d’argent »

Si vous arrivez à enthousiasmer votre rédacteur en chef, ça marchera, il trouvera un peu d’argent coincé au fond d’un fauteuil pour prendre un freelance. Ensuite, cet enthousiasme se diffusera à l’ensemble de la rédaction, et puis vous avancerez pas à pas.

La chance que vous avez, c’est qu’il y a énormément de choses disponibles en open source : chaque ligne de code produite par Pro Publica [fondation américain finançant des investigations d’intérêt public, ndlr] ou encore les outils du Knightlab [laboratoire de la Knight Foundation, basée dans l’université Northwestern, ndlr].

[…]

Aron Pilhofer. Je ne connais pas la taille du marché du travail pour les licornes… Mais on ne leur demande pas que de faire des petits graphiques, l’idée c’est d’innover avec eux, d’affronter les évolutions en cours, y compris du point de vue du business model.

Je sais cependant que ce marché est infiniment plus grand qu’il y a dix ans,et qu’il va continuer à grandir très vite. Aujourd’hui, je serais incapable nommer toutes les équipes qui travaillent comme nous aux Etats-Unis, alors qu’à l’époque, on les comptait sur les doigts d’une seule main.

[…]

Aron Pilhofer. Mon obsession du moment, c’est de donner une meilleure visibilité aux contenus que nous produisons

Quand on travaille longtemps sur un projet, on est déçus si l’équipe chargée de composer la page d’accueil ne l’aime pas trop et le vire rapidement. Dès le début du projet, il faut se poser la question : « Est-ce que nos lecteurs vont aimer ? Est-ce que les éditeurs de la page d’accueil vont le mettre en valeur ? » Si la réponse est « peut-être », alors il y a un problème.

Il faut aussi se focaliser sur les autres accès possibles au contenu. Par exemple, notre équipe chargée des réseaux sociaux nous a fait refaire entièrement le sondage qu’on publie chaque année avant les Oscars. D’un année sur l’autre, l’audience s’est retrouvée décuplée ! Même chose quand on l’a rendu accessible sur les mobiles.

« Même un journaliste old school peut s’enthousiasmer pour une datavisualisation »

Il faut que tout le monde monte à bord, que ça fasse partie du traitement global de l’actualité proposé par le média, et que ce ne soit pas la dernière roue du carrosse. Sinon, c’est mort.

Mais on se rend compte que même un journaliste plutôt old school peut s’enthousiasmer pour ces nouvelles façons de raconter des histoires.

[…]

John Crowley. On s’est donné le principe de demander aussi souvent que possible à nos lecteurs si nous avons raté quelque chose sur un sujet donné. C’est devenu un réflexe.

[…]

Aron Pilhofer. On fait énormément de tests, on travaille sur l’expérience utilisateur, on organise des focus groupes, on lance des enquêtes.

Traiter une élection, on pourrait croire que les journalistes savent déjà faire. Pourtant, nos tests montrent que ce n’est pas le cas.

Mais le journalisme reste peu adapté à un travail par itérations, on peut le faire à la marge seulement. Ce qu’on fait est trop périssable, ce n’est pas comme un produit qu’on fait évoluer peu à peu dans le temps.

[…]

Jacqui Maher.  C’est vrai que c’est important de mesurer la réponse des utilisateurs, c’est une habitude que j’ai prise dans les start ups. Mais est-ce que ça veut dire qu’il faut abandonner un sujet s’il est peu lu ? C’est une question compliquée.

Aron Pilhofer.  Il faut tester, tester et encore tester, même si ça ne vous garantit pas le succès : vous allez vous planter au moins aussi souvent que vous allez réussir. L’idée c’est que votre boss ne le remarque pas trop.

Je veux plus d’expertes en plateau, mais je ne les trouve pas assez bonnes”

Montage de captures d'écran de présentatrices de journal télévisé.
Montage de captures d’écran de présentatrices de journal télévisé.

50% de femmes derrière la caméra, et 20% seulement devant : ces chiffres, qu’on retrouve d’une étude à l’autre, voire d’un pays à l’autre, montrent l’ampleur de la sous-représentation des femmes à la télévision.

Sur ce thème se tenait un débat passionnant samedi aux Assises du journalisme, à Metz. Voici une synthèse des échanges.

Dominique Fackler (Ina Stats). A la demande du CSA, nous avons travaillé sur la représentation des femmes dans les journaux télévisés, à la télévision (grandes chaînes et chaînes info) et à la radio.

Nous l’avons fait une première fois en 2013, et une nouvelle fois début 2014. Près de 11 000 sujets télé et plus de 2 000 sujets radio ont été analysés.

On s’est intéressé d’abord aux journalistes qui signent les sujets, ce qui permet de mesurer la place des femmes dans les rédactions. Sur un an, elles sont un peu moins présentes à la télé, et un peu plus à la radio. Les plus fortes baisses sont pour Arte et France 2. Dans ce classement, France 3 est en tête, M6 est dernière.

Côté chaînes info, i‑Télé est en forte baisse, de 15 points. Côté radios, la plus forte hausse est pour RMC, la plus forte baisse pour France Inter.

On a cherché à savoir si les femmes journalistes étaient plus présentes sur certaines thématiques. Selon nos chiffres, ce n’est pas le cas mais les angles peuvent être différents, par exemple avec davantage de sources féminines interrogées.

La deuxième partie de notre étude concerne les intervenants, les personnes qui sont interviewées lors de ces journaux télévisé. Pour l’ensemble des médias, il y a moins de 20% de femmes parmi eux, soit une femme pour quatre hommes.

France 3 est en tête avec 23%, Canal+ dernière avec 16%. Côté chaînes infos, le bon élève est I‑Télé : côté radios, c’est France inter.

Quand on regarde qui sont les personnalités féminines les plus interviewées à la télévision, ce sont à 95% des femmes politiques. L’étude a eu lieu au premier trimestre 2014, pendant la campagne municipale, Anne Hidalgo et Nathalie Kosciusko-Morizet sont donc très présentes.

On s’aperçoit que la radio interviewe très peu les femmes. Une seule radio a interviewé plus de trois la même femme sur la période étudiée, c’était France Inter.

Marlène Coullomb-Gully (professeur à l’université Toulouse II). On retrouve ce chiffre de 20% dans d’autres études. C’est une sous-représentation manifeste par rapport aux hommes, puisque les femmes représentent 52% de la population.

Finalement, le média le plus gender friendly, c’est la télévision. Les femmes ont de grosses difficultés à la radio, notamment à cause de la voix. Il y a même eu une période où les journalistes femmes étaient systématiquement retoquées : on considérait qu’une voix féminine n’avait pas assez de légitimité pour présenter les infos à la radio.

Si vous prenez les trois matinales les plus écoutées (France Inter, Europe 1 et RTL), il n’y a jamais eu de femmes à leur tête.

Ruth Elkrief (BFM-TV). France Info a eu Raphaëlle Duchemin et a aujourd’hui Fabienne Sintes…

M. C.-G. C’est vrai, mais pour les autres, c’est plus des matinales, mais des « matimâles ». Mais c’est encore pire en presse écrite, qui est plus focalisée sur la politique et l’économie, thèmes où les hommes sont en position de force.

Il y a une double ségrégation : d’abord verticale, c’est le « plafond de verre » ou « plancher collant » qui empêche les femmes de monter dans la hiérarchie ; ensuite horizontale, ce sont les domaines dans lesquels les femmes se retrouvent assignées.

R .E. Ça change, quand même : la campagne municipale à Paris en est la preuve, avec trois femmes qui s’affrontaient.

Quand on parle des médias, on parle aussi de la capacité à être audible, à passer à l’antenne.

Par principe, je ne fais pas de la discrimination positive. Et quand on trouve des femmes douées, qui connaissent les codes de la communication, qui prennent des risques et ne se limitent pas à  langue… alors on va les chercher autant que les hommes.

La question, c’est : est-ce qu’elles osent parler, prendre des risques ? Je me souviens qu’au début, les femmes politiques qu’on invitait ne venaient que si elles considéraient qu’elles avaient quelque chose à dire…

Quand elles venaient, elles étaient très langue de bois, très disciplinées. Ce n’est pas un hasard si la première à avoir explosé médiatiquement, c’est Ségolène Royal, qui accepte de prendre des risques.

Ça va avec la parité au gouvernement : si les femmes ministres osent assumer leur position de pouvoir, alors elles seront plus visibles.

Mais ça change, je m’aperçois parfois qu’en une semaine, j’ai eu à deux ou trois reprises des femmes sur mes plateaux.

M. C.-G. Même quand les femmes ne souhaitent pas mettre en avant le fait qu’elles sont des femmes, les médias les ramènent à leur condition de femmes.

Ça passe par des choses anodines, parfois. On les interroge en tant qu’épouse et mère, alors que les hommes ne sont jamais interrogés en tant qu’époux et père.

On mentionne leur apparence physique, leur robe, leur coupe de cheveux. On utilise le prénom : on parle de « Ségolène », du débat « Ségo/Sarko ». C’est symbolique : le prénom relève de l’espace personnel, privé ; désigner une femme par son prénom, c’est la renvoyer à cette sphère.

Ensuite, il y a cette liste de surnoms « typifiants » qu’on leur accole en permanence : « la pasionaria », « l’égérie », « la madonne », « la Walkyrie », « la muse »… On ramène les femmes politiques à des types.

Enfin, il y a les adjectifs. On dira d’un homme politique qu’il a du caractère, d’une femme politique qu’elle a mauvais caractère.  Un homme politique est autonome, une femme politique est incontrôlable – c’est ce qu’on dit souvent de Royal ou de Taubira.

On dit que dans le Panthéon grec, s’il y a beaucoup de déesses, le divin ne s’exprime qu’au masculin. De même, il y a des femmes politiques mais le politique ne s’exprime qu’au masculin.

Annette Young (présentatrice de The 51%, sur France 24). J’ai 51 ans, j’ai vu les choses beaucoup évoluer au sein des rédactions depuis trente ans .

Quand j’ai démarré, j’ai commencé dans l’équivalent du Monde en Australie : aucun rédacteur en chef n’était une femme. Depuis, les changements  ont été spectaculaires.

Mais une salle de rédaction reflète l’ensemble de la société. Et journaliste, c’est un métier où il faut disposer de temps, ce n’est pas facile de concilier vies personnelle et professionnelle.

Il faut aussi parler de l’aspect psychologique : les hommes de ma génération s’identifient, fréquentent, s’intéressent surtout aux autres hommes.

Nous sommes des êtres humains, empreints de subjectivité et façonnés par notre milieu, notre éducation.

Le cerveau prend des raccourcis pour se repérer dans le flux d’informations qui l’assaille : il jugera toujours un homme avec des cheveux gris plus crédible que moi, une femme brune. C’est ça, la grande injustice, et c’est ce qui est en train de changer.

Thierry Thuillier (directeur des programmes de France 2).  Mon chef de service quand j’ai commencé, c’était Ruth Elkrief, sur TF1… Et à France télévisions, j’ai remplacé une femme [Arlette Chabot, ndlr].

Pour autant, c’est vrai qu’il y a un problème pour les femmes au plus haut niveau de l’encadrement. J’ai nomme des femmes rédactrices en chef (Agnès Vahramian, Agnès Verdier-Molinier). C’est la première fois qu’une femme est en charge du JT de 20 heures sur France 2. C’est dire si on était en retard, c’est spectaculaire alors que ça ne devrait pas l’être.

On a pas mal féminisé aussi les éditorialistes, notre éditorialiste politique est une femme. Ça n’a pas été si simple : pas mal de ces femmes ont eu un premier réflexe de refus, trouvant la fonction très lourde, ne se sentant pas prête pour des raisons familiales. Pour la convaincre, j’ai dit à Agnès : « Moi aussi, j’ai des enfants, moi aussi, je veux rentrer plus tôt du travail pour m’en occuper. »

On enclenche quelque chose. Il faut tracer la route, pour que les femmes prennent leur place. Je suis optimiste : on a mis en place un baromètre en interne pour mesurer la place des témoins et experts femmes, quelque chose assez strict, mais un jour, il deviendra inutile.

On a mis en place cet outil parce que si on se contente de dire « allez, il faut trouver des experts femmes, aller en région, changer nos habitudes » tout le monde acquiesce, et puis tout le monde oublie.

On a donc fixé des objectifs et on fait des points trimestriels avec les chefs. Il faut y aller à marche forcée. Et je précise qu’on n’a pas attendu le CSA pour s’y mettre.

Donna Taberer (BBC). Dans notre rédaction, hommes et femmes sont à 50–50. Dans la hiérarchie, on a quelques directrices, mais la sous-représentation encore forte.

Récemment, une proposition de promotion interne a été publiée, concernant quatre postes. Sur les dix-sept candidats, un seul était une femme. Le responsable du recrutement a refusé d’aller plus loin, et a recommencé la procédure. Finalement, deux femmes ont été prises.

Mais ce n’est pas forcément un problème de sexisme, plutôt le signe que les femmes n’osent pas.

M. C.-G. Une étude réalisée au niveau européen montre que lorsqu’on on monte, le rapport femmes-hommes passe de 50%-50% à 70%-30% pour la hiérarchie intermédiaire et 10%-90% pour le top management.

R. E. A BFM-TV, on est obligés de faire attention à prendre des hommes pour les postes de base… Mais ce sont plutôt des hommes qui sont les patrons, c’est clair. Et les dernières nominations ont été des hommes.

La question, c’est la stratégie de pouvoir des femmes. J’étais le chef de Thierry Thuillier au début de sa carrière, et maintenant il est à un poste plus haut dans la hiérarchie.

Je n’ai pas aimé être chef, j’étais dans un rapport plus hédoniste à mon métier : je voulais me faire plaisir. Je ne me suis pas projetée dans une situation de pouvoir. C’est pourtant ce qu’il faut faire pour l’atteindre et y rester.

Il faut convaincre les femmes qu’elles peuvent avoir le pouvoir, et continuer à avoir une vie personnelle.

Il y a eu une époque de rêve, c’était avec Michèle Cotta, à TF1 ou France Télévisions. Ses chefs de service étaient pour moitié des femmes.

A. Y. Il faut faire du réseautage, profiter des relations. Les femmes s’en veulent souvent de ne pas être assez dures, elles sont dans l’autoflagellation, elles pensent manquer de contacts. Parfois, il faut s’en prendre à nous-mêmes.

La démographie change :en Grande-Bretagne aujourd’hui, beaucoup de quarantenaires ne sont pas mères. Elles s’absentent moins du lieu de travail et pourront être prises pour des postes à responsabilité. Elles seront un vrai cheval de Troie, ce sera déterminant pour la suite, pour la capacité des femmes à s’affirmer.

Ségolène Hanotaux (collectif Prenons la une).  Avec 50% de femmes journalistes dans les rédactions, pourquoi a‑t-on 20% d’interviewées seulement ?

M. C.-G. Pendant longtemps, le fait que le journaliste soit une femme n’avait pas d’impact dans le choix des personnes interviewées. Mais récemment, on a vu un infléchissement dans les études : les femmes journalistes commencent à avoir davantage tendance à interviewer des femmes.

C’est le signe que la question des rapports hommes/femmes a été conscientisée : on sait qu’il ne suffit pas d’être une femme pour être féministe.

T. T. Il y aussi des contraintes de temps qui expliquent ce conformisme : pour aller vite, on prend toujours les mêmes, des hommes. Du coup, à France Télévisions, on a travaillé sur un guide des expertes, qui contient  400 noms de femmes experts à disposition des rédactions, avec leur numéro de portable et leur adresse e‑mail. On l’a partagé avec les autres rédactions du groupe.

Ce guide est utilisé, au moins par une partie des journalistes : le combat contre le conformisme, c’est quelque chose qui doit être quotidien.

On a organisé des formations pour la hiérarchie, pour que cette ambition-là soit diffusée. Au début, on a eu beaucoup de mal à faire venir les hommes pour suivre ces sessions.

Mais si on ne fait pas tout ça, on devra passer par la loi, la contrainte, les quotas. Je préfère que ce soit nous qui nous prenions en main.

D. T. Nous avons lancé le programme Expert Women de la BBC Academy parce que nous avions les mêmes chiffres que vous, le plafond de 20%. Maintenant, on en est à trois hommes pour une femme [soit 25% de femmes, ndlr], c’est la preuve que ça peut changer.

On a lancé une chaîne YouTube, un espace sur LinkedIn, on a édité des bases de données, fait des cours solides et approfondis et oui, on a fait  un peu de discrimination positive.

Sur les 364 expertes formées à la BBC Academy, 74 ont percé, et sont apparus dans des centaines de reportages.

On leur a demandé ce qui se passait quand un journaliste les appelait avant qu’elles suivent cette formation. Beaucoup refusaient, renvoyaient vers un homme, même s’il était moins expérimenté. Il y a ce syndrome de l’usurpatrice, cette idée qu’un homme sera toujours meilleur qu’elles.

Pour moi, les quotas ne fonctionnent pas : il faut que les femmes expertes se fassent valoir elles-mêmes et feront de même.

T. T. A l’université France Télévisions, on forme les chefs, mais pas les expertes.

S. H. Est-ce que les gens du service des sports y vont ?

T. T. Le service des sports n’est pas sous ma responsabilité, mais je vois très bien à quoi à faire illusion…

R. E. J’ai souvent l’impression que les femmes se disent : « Je suis une élève appliquée, je fais bien mon travail, je n’ai pas besoin de passer à la télé. » Et ben si. Les médias structurent le monde, et vous pouvez avoir du pouvoir.

De mon côté, je me gendarme, je me police, je dis : « Ça fait quinze jours qu’il n’y a pas assez de femmes, c’est pas possible. »

C’est plus simple d’appeler les mêmes mecs : ils sont bons, il savent qu’il faut être clair, pas trop long. Sur une chaîne info, vous devez être percutant, vous devez aller vite. Je suis exigeante, sévère, parfois injuste. Je voudrais avoir davantage d’expertes dans certains domaines, mais je ne les trouve pas assez bonnes.

C’est pour ça que BBC Academy très bonne idée.

A. Y. Il y a un autre blocage : la volonté d’être aimé. Pour une femme, ça veut dire ne pas paraître comme autoritaire ou malpolie. On voit qu’on demande tout et son contraire aux femmes…

Comme présentatrice, c’est très dur de trouver des femmes à Paris qui parlent assez bien anglais et qui se sentent suffisamment en confiance pour passer dans mon émission sur France 24.

Et je me rends compte qu’il faut avoir un encadrement qui pense ces questions-là,  qui est conscient du problème et s’en occupe concrètement. La volonté doit venir d’eux. A France 24, on diffuse 24h/24, c’est comme une grosse moissonneuse batteuse, on ne sait pas ce qu’on va diffuser dans une heure, on ne peut pas penser à long terme ?

Du coup, je me demande s’il ne faut pas une obligation légale pour forcer les managers.

A. H. En France, elle existe en partie, d’ailleurs l’objectif du CSA est d’arriver à 30% d’expertes à la fin de l’année, on verra s’il déclenche les sanctions.

D. T. Je pense que les objectifs internes sont meilleurs que les quotas. A la BBC, la politique c’est d’avoir au moins un femme dans chaque station locale et une femme dans chaque émission de divertissement. C’est l’affaire de tous, des salariés lambdas au grand patron.

Mais il faut arrêter de dire que c’est dur, sinon c’est utilisé comme excuse. On est 52%, ce n’est pas si difficile.

T.  T. Le PDG de France TV a demandé qu’il y ait au moins une femme candidate quand un poste de direction est ouvert au recrutement. Moi aussi, je préfère que l’ensemble de l’entreprise s’engage.

M. C.-G. D’accord, mais on peut trouver que ça ne va pas très vite. On a hurlé quand la parité a été instaurée en politique ; pourtant, aujourd’hui, personne ne propose de la supprimer, et ça a permis aux choses de bouger. Il ne faut pas être systématiquement opposé à des quotas.

R. E. Pour moi, la sensibilisation est en train de fonctionner. Quand il y a une femme patronne dans une rédaction, elle donne envie, et elle sert de modèle. La compétence est importante, mais avoir des femmes à la tête des médias est important pour les salariées.

Je me souvient d’une phrase du juge Marc Trévidic, qui me rappelait que les femmes sont désormais ultra majoritaires dans la magistrature. « Bientôt il n’y aura plus que des femmes magistrats, donc bientôt il y aura des femmes aux postes plus prestigieux, c’est inévitable. » C’est la même chose pour les rédactions.

Après, le pouvoir réel, ce n’est pas forcément dans un comité de direction paritaire qu’il s’exerce. Parfois, c’est dans une discussion entre mecs dans un bureau fermé, avec un homme politique au téléphone. Je l’ai vécu, et c’est pour ça que je n’ai pas aimé être chef.

Les hommes sont programmés dès le plus jeune âge puis au fil de leurs études à se voir à un haut niveau de pouvoir.

Mais je ne suis pas favorable à une loi, en tout cas pas tout de suite. Laissons sa chance à la sensibilisation. Peut-être que dans cinq ans, j’aurai un autre avis.

D. F. Si on regarde l’évolution entre 2013 et 2014, on voit qu’elle est positive : on est passés de 18,9% à 20,1% de femmes parmi les interviewés pour les chaines généralistes. Pour les chaînes info, il y a stagnation. A la radio, on passe de 16,5% à 17,7%. RTL est en baisse, Europe 1 en hausse de 5 points.

R. E. Pour les invités politiques, c’est plus facile, grâce à la parité. Mais il y a des domaines où on y arrive pas.

Au passage, rappelons que les discriminations qui touchent les entreprises touchent aussi les entreprises de presse : les femmes représentent 54% des CDD et 58% des pigistes, par exemple. […]

Je voudrais revenir sur une chose : quand j’ai Nathalie Kosciusko-Morizet en plateau et que je lui dis : « Vous avez changé de coiffure », je ne considère pas que c’est du sexisme.

M. C.-G. Il faut que vous posiez la même question à Montebourg…

R. E. Quand j’ai reçu Bruno Lemaire, je lui en parlé de sa chemise, qu’il porte ouverte plus souvent depuis qu’il est candidat à la présidence de l’UMP, pour faire plus jeune. C’est aussi une analyse de leur com”.

Dans le public. Avoir plus de femmes journalistes, est-ce que ça change quelque chose au journalisme lui-même ?

T. T.  Sur les terrains dangereux, les femmes sont un peu plus déterminées et courageuses. Mais sinon, je ne vois pas de changement.

R. E. Je ne pense pas qu’il y ait un œil féminin sur l’information. Il peut y avoir des approches différentes ponctuellement. Ça me rassurerait qu’il n’y ait pas de généralisation. Il y a une formation, un professionnalisme qui peut se retrouver chez les hommes et chez les femmes.

D. T.  Si on ne reflète pas la diversité de l’audience, on perd en audience. Pour la BBC, il ne s’agissait pas que d’avoir plus des femmes, mais aussi d’avoir de nouveaux sujets, des sujets apportés par expertes femmes.

Du coup, on a organisé des rencontres entre journalistes et expertes, et on a donné le numéro de téléphone des premiers aux secondes. Et ça a changé le contenu des informations.

Dans le public. On n’a pas parlé de l’écart de rémunération, qui augmente quand on monte dans la hiérarchie…

R. E. C’est la même chose dans les médias que dans le reste des entreprises. Là, on rentre dans le dur.

M. C.-G. Les femmes négocient moins leur salaire que les hommes, elles vont moins souvent voir leur supérieur hiérarchique. Aux futures journalistes dans la salle, je dis : « Il faut aller négocier votre salaire. » Les femmes pensent souvent qu’elles doivent être reconnues d’elles-mêmes.

Une interview à la radio, c’est facile à filmer. Illustrer un journal entier, c’est plus dur”

Diffusé mardi sur France Inter, le billet de François Rollin sur la généralisation des caméras dans les studios radio était bien troussé et il a flatté le nostalgique de l’analogique qui sommeille en chacun de nous.

http://www.dailymotion.com/video/x27w1k0_le-billet-de-francois-rollin-la-radio-c-est-la-radio_news

Pourtant, à en croire les intervenants de l’atelier « Radio : micro ou vidéo ? » aux Assises du journalisme vendredi à Metz, les équipes des grandes stations se mettent plutôt de bonne grâce à la vidéo, qu’il s’agisse de filmer les échanges en studio ou de ramener des séquences prises en reportage.  Ma synthèse des échanges.

Frédéric Wittner (France Info). Ce que dit François Rollin, je l’ai beaucoup entendu. Ça nous pose des questions, forcément : quels moyens on met, en termes de lumière ou de cadrage ? Est-ce qu’on met en péril le « mystère de la radio » dont les gens parlent tant ? Est-ce qu’il faut tout filmer ?

Maude Descamps (Europe 1). Sur Europe 1, la montée en puissance de la vidéo s’est bien passée. On a commencé à filmer ce qui se passe en studio en 2007, et ça s’est généralisé en 2012. Les journalistes ont désormais l’habitude.

C’est vrai que les cadrages sont tout pourris parfois, mais on s’efforce d’éviter ça : il y a désormais une vraie régie vidéo, avec des réalisateurs, et pas seulement des caméras automatiques.

On cherche à mettre en scène les coulisses, à illustrer la « magie de la radio ». Il ne s’agit pas seulement de regarder pour écouter, mais aussi d’emmener dans les gens dans l’univers d’Europe 1. Ça leur plait beaucoup.

Devant le micro, la façon de travailler n’a pas changé. Certains présentateurs en jouent, par exemple en montrant une feuille à la caméra pendant la revue de presse. Mais ça ne se fait pas au détriment de l’auditeur, ça va enrichir l’émission.

Claire Hazan (Europe 1). Les réalisateurs sont plutôt demandeurs, ils viennent me voir en demandant : « Nous, on n’est pas filmés, comment on peut faire ? »

Nicolas Grébert (RMC). Côté RMC, ça s’est plutôt bien passé. Mais on est dans un cas de figure différent, parce que des émissions de la radio sont aussi diffusées à la télé : la matinale de Jean-Jacques Bourdin est en partie sur RMC Découverte et en partie sur BFM-TV. Du coup, on a les moyens de la télévision : du maquillage, des caméras…

Mettre une image sur des visages, c’est vrai que c’est curieux pour un amoureux de la radio. Mais si on peut regarder la télé sans le son, on ne peut pas le faire avec la radio filmée.

Alain Vicci (Lor’FM). Les équipes sont totalement impliquées, elles se sont emparé de la vidéo. On ne diffuse pas toute la journée, on le fait pour des showcases et les émissions de talk show. Les animateurs et les journalistes ne se sentent pas dérangés dans leur vie personnelle ou dans leur métier. Ils continuent à faire de la radio et ne se sentent pas « à la télévision ».

F. W. Je suis très attaché au terme « radio visuelle ». On peut toujours écouter sans voir, on n’impose à personne de regarder les images. Sur le site, on peut se brancher sur le direct radio ou le direct vidéo, au choix. On ne pénalise pas l’écoute radio.

Le terme « radio filmée » est très réducteur. Il ne s’agit pas de faire de la vidéo ou de la sous-télé. Ce que je veux faire sur France Info, et ça n’existe pas encore, c’est de la radio visuelle.

Il ne s’agit pas de filmer le studio et ce qu’il s’y passe : pour quelques moments intéressants, il y a plein de moments où la plus-value n’est pas évidente.

Il faut proposer une offre visuelle dans laquelle il y a de la vidéo, mais pas seulement. On est en train de faire du multimédia, on va agréger dans une offre visuelle tout ce qui apporte une plus-value à l’offre radio. Ça peut être une infographie, une photo, un texte, une info de  dernière minute…

N. G.  Le talk, c’est ce qu’il y a de plus simple à filmer : une interview, c’est simple en images. Illustrer des journaux entiers, c’est bien différent.

Jean-Jacques Bourdin est seul dans le studio pour faire l’interview politique, il y a une mise en scène prévue pour la télé mais elle renforce l’intensité des échanges, et la radio en profite aussi.

Didier Siammour (journaliste et chroniqueur). Filmer la radio, ça permet d’aller chercher un public qui aurait tendance à la délaisser ?

C. H. C’est vrai qu’un son est beaucoup moins consulté en ligne qu’une vidéo. Ça nous permet d’aller chercher des jeunes sur YouTube ou Dailymotion. Par exemple, la vidéo de Xavier Nolan s’exprimant sur le mariage gay a beaucoup circulé , pas sûr que ç’aurait été le cas avec le son seulement.

F. W. Les radios sont toutes confrontées au vieillissement de leur auditoire. Il faut convaincre les plus jeunes de venir.

N. G. Il n’y a pas de volonté de faire du buzz pour obtenir des vidéos virales. On travaille de la même manière. On fait essentiellement de la radio.

Après, on voit que les chaînes d’info grignotent de l’audience, notamment le matin, il faut en être conscients. Un son ne s’écoute pas, ou peu, sur le Web. Il faut une image, l’information s’y regarde. On peut perdre le moins possible d’auditeurs en intégrant ça.

F. W. On sait que si on a un très bon son, il faut lui coller une image prétexte pour en faire une vidéo afin qu’il circule, ça marchera mieux comme ça.

D. S. A. La radio en vidéo, ça donne aussi parfois une « télé du pauvre », non ? Souvent, le système est entièrement automatique, la caméra se déclenche quand le micro de la personne devant est ouvert…

C. H. C’est vrai que l’investissement de départ est important. A Europe 1, il y a au minimum quatre caméras par studio. Mais on n’a pas envie d’aller plus loin, on ne veut pas refaire un plateau télé et garder l’esprit « radio ».

M. D. On adapte la façon de filmer au format de l’émission. Pour l’émission de Wendy Bouchard, à la mi-journée, on va la voir se déplacer, interroger des gens dans le public. Mais pour la matinale, au moment où les gens se réveillent avec nous, ce sera quelque chose de plus calme, comme un cocon.

F. W. Sur le terrain, on demande déjà aux reporters de ramener de quoi illustrer les contenus sur le site Web. Quand Etienne Monin en Syrie, on peut illustrer son témoignage par des photos et de la vidéo.

Mais on ne va pas en demander plus à nos reporters. L’idée, ce n’est pas de multiplier les vidéos, mais de se mettre à la place des « audionautes », et se dire : qu’est-ce qu’ils attendent de nous ?

La promesse de France info en radio, elle est claire : en se branchant on est sûr d’avoir dans les minutes qui suivent un round up complet de l’actualité.

Mais sur un player vidéo, ils attendent quoi de nous ? La réponse, c’est montrer ce qui se passe dans le studio, montrer la carte du pays évoqué, montrer les dernières actus du jour, faire défiler une alerte info…

Après, il y a la question des moyens. Je travaille à la Maison de la radio, et il n’y a pas de studio télé. On fait avec les locaux existants, qu’on essaie de rendre compatibles avec la captation vidéo. D’où les insatisfactions légitimes de François Rollin.

On parle de compétences qui n’existent pas en interne. On fait appel à des prestataires extérieurs, ça coûte cher, on ne peut pas les faire venir tous les mois.

Mais on n’arrivera jamais à avoir une image aussi bonne qu’à la télé, et ce n’est pas le but.

D. S. A. Quand on bosse pour le groupe Next Radio [qui regroupe RMC, BFM, 01Net…, ndlr], on doit faire des arbitrages entre faire des images, prendre du son, écrire un texte ?

N. G. C’est la vraie question. Pour le sport, il y a eu la création d’une agence chargée d’alimenter tous les supports.  Mais du côté de la rédaction « IG » [informations générales, ndlr], on continue à faire de la radio.

Comment on présente un journal radio à la télé ? Contrairement à la matinale de Jean-Jacques Bourdin, on n’a pas une très bonne qualité de vidéo.

Et sur le terrain, est-ce que le journaliste doit partir avec un Nagra [enregistreur son, ndlr] et un JRI [journaliste reporter d’images, ndlr] ? Ou alors avec un Nagra et une caméra ?

On sait que le son en télé est généralement moins bon, parce qu’avec de l’image ça passe quand même, alors qu’on ne pourrait pas s’en contenter en radio.

M. D. A Europe 1, la rédaction web et rédaction radio ne font qu’un, même s’il y a des journalistes web et des journalistes radio. Ils sont répartis dans les services et travaillent autour de la même table.

Il y a fusion même s’ils ne travaillent pas sur le même support. Et une forme de mutualisation. Par exemple, un journaliste web va passer des coups de fils « en cabine » pour enregistrer le son. Mais il ne va pas forcément monter le sujet complet. De même,  un journaliste radio peut écrire des brèves pour le site. Le tout sur la base du volontariat.

Tous les reporters sont équipés d’un iPhone et incités à filmer pour apporter un plus. Au moment de la diffusion, certains moments ne seront pas dans le reportage radio, trop court. On va s’en servir pour la version web, qui ne sera pas une simple reprise de la version radio avec des images. On aura un vrai plus par rapport au produit diffusé à l’antenne.

D. S. A. Avec un journalisme aussi multitâche, il n’y a pas un risque d’appauvrissement d’une forme ou d’une autre ?

F. W. A France Info, on ne demande pas aux gens d’être multitâche. Sur certains reportages, le journaliste radio part seul, et peut fournir une photo, postée ensuite sur le site par quelqu’un d’autre. Ça se limite à ça : l’envoi, quand c’est possible – et uniquement quand c’est possible – d’une photo.

A côté, on a des techniciens de reportage qui ont compris que leur métier évoluait et risquait de disparaître. Plusieurs ont demandé à se former à la photo, puis la vidéo. On l’a fait, et on les a équipés.

N. G. La formation est un point important : par exemple, des journalistes nous demandent de suivre des formations pour apprendre à intervenir en plateau, par exemple.

Ce n’est pas forcément un appauvrissement. Un journaliste de RMC parti sur une bonne histoire peut être appelé par BFM-TV, qui a entendu son sujet et veut le faire intervenir. De plus en plus souvent, il est capable de répondre à cette demande. Même chose dans le sens inverse.

F. W. Ça vient des reporters eux-mêmes, ils ont compris l’intérêt du public. Si l’interview en vidéo, ils savent qu’elle a plus de chances d’exister. Pas besoin que je vienne leur dire « tu sais, tu devrais travailler sur le Web ». Ce n’est pas seulement inquiétant, c’est aussi un enrichissement.

D. S. A. Filmer la radio, ça permet aussi de dégager des revenus supplémentaires ?

C. H. Les pubs pre-roll [spots qui se déclenchent avant le visionnage d’une vidéo sur le Web, ndlr] sont vendus trois à quatre fois plus chers que les formats web classiques.

Ça permet à Europe 1 de se placer sur un marché pub différent, en évitant de jouer dans la même cour que Le Monde ou Le Figaro, qui sont en position de force, mais de se retrouver avec des acteurs comme Canal +.

F. W. Je n’ai pas d’éléments chiffrés, mais on a aussi pre-roll, qui génére revenus supplémentaires.

A. V. Moi, j’ai remarqué qu’un jeune qui regarde un article, il le zappe en quelques secondes. Alors quand je vois des pre-roll qui durent vingt secondes… Du coup, j’ai décidé de ne pas ajouter ces pubs sur les vidéos Lor’FM.

C. H. On a 7 à 10 millions de vidéos vues chaque mois, dont 40% directement sur Dailymotion et 60% sur le site d’Europe 1.

A. V. A Lor’FM, , depuis qu’on diffuse de la vidéo, on a 20% d’internautes extérieurs à notre région.

D. S. A. Est-ce qu’il n’y a pas un risque de « starisation » ? Les radios peuvent être tentées d’embaucher des personnalités fortes pour incarner l’antenne…

N. G. Evidemment, la personnalisation est accentuée dans le cas de Jean-Jacques Bourdin, mais non, on ne va pas choisir animateur parce qu’il passe bien à la télé.

F. W. Sur France Info, on a longtemps considéré que la star, c’était l’info, et peu importe qui la délivrait. Ça a changé, on incarne un peu plus les différentes tranches, mais les personnalités ne sont pas choisies selon leur profil télévisuel.

D. S. A. C’est quoi, finalement, l’avenir de la radio ?

F. W. Je ne sais pas de quoi est fait l’avenir de la radio, mais en tout cas l’image y jouera un rôle. Les nouveaux usages ne vont pas disparaître, mais la radio qu’on a connu depuis des décennies ne va pas disparaître non plus.

La vraie question, c’est : est-ce qu’on est pas en train d’uniformiser les médias ? Sur le Web, les radios, les télés, les pure player… font un peu les mêmes choses, en tout cas ils se servent des mêmes outils.

M. D. Ce qui est en jeu, ce n’est pas l’avenir de radio, plutôt l’avenir du Web. La radio restera la radio.

N. G. On va vers des convergences de médias, en tout cas c’est ce qu’on pense à RMC. Mais je n’ai pas trop de crainte pour la radio à l’ancienne.

5 trucs fascinants que j’ai appris lors des conférences Digital Intelligence

Je rentre de Nantes où se tenait cette semaine Digital Intelligence, trois jours de rencontres et de conférences consacrées au numérique et ce qu’il change dans nos vies. Voilà cinq trucs que j’ai appris grâce aux interventions des chercheurs invités à exposer leurs travaux et leur vision des bouleversements actuels.

1. Les bébés font des calculs de probabilité

Prenez un bébé, âgé de dix mois environ. Mettez-le devant un écran, sur lequel une animation montre plein de boules rouges et une seule boule bleue – en vrai, il vaut mieux réaliser l’expérience avec quelque chose de plus attrayant pour un bébé que des boules, comme des poneys ou des licornes, mais le principe est le même.

Les boules se déplacent aléatoirement à l’intérieur d’un cercle percé d’un orifice à sa base, un peu comme pour le tirage du Loto. De temps en temps, une des boules tombe dans le trou. Si elle est rouge, le bébé s’en fout. Si c’est l’unique boule bleue, son visage réagit plus longtemps.

C’est la preuve que son cerveau est capable de faire des probabilités : il « sait » que l’événement « la boule bleue tombe » a moins de chances de se produire que l’événement « une boule rouge tombe ». Intérieurement, il fait des maths niveau lycée alors qu’il est incapable d’avaler un petit pot sans en mettre plein son bavoir.

Un bébé de 12 mois regarde plus longtemps un événement improbable qu'un événement probable.
Un bébé de douze mois regarde plus longtemps un événement probable qu’un événement improbable (College-de-france.fr)

L’expérience est racontée par Gérard Berry, professeur au collège de France. Ces algorithmes à l’œuvre très tôt dans notre cerveau sont un sujet d’études pour les neuroscientifiques, mais ces derniers ne sont pas les seuls à les utiliser de plus en plus souvent dans leurs recherches.

« Des spécialistes de la physique des particules veulent parfois se mettre à l’astronomie, mais on ne peut rien en faire parce qu’ils ne maîtrisent pas les algorithmes », a un jour confié une chercheuse à Gérard Berry.

Il vaut en effet mieux être familier de ce mode de raisonnement quand on doit simuler l’explosion d’une supernova grâce à des modèles mathématiques avancés.

2. Internet est en train de changer l’amour

Quand on étudie les sites de rencontre sur Internet, la mauvaise question à se poser, c’est : « Est-ce que ça marche pour trouver l’amour ? » C’est la conviction de Michael Sinatra et Marcello Vitali-Rosati, chercheurs à l’université de Montréal.

Pour que les algorithmes de Meetic ou d’Adopte un mec soient capables d’une telle prouesse, il faudrait déjà se mettre d’accord sur ce que c’est que l’amour – ce dont l’homme semble incapable, vu la quantité de littérature publiée sur le sujet sans qu’un réel consensus semble se dégager.

Pour ces chercheurs, il vaut mieux se demander à quoi ressemble l’amour sur Internet, et chercher les valeurs qui l’animent, la vision de la relation qui s’en dégage. Vitali-Rosati :

« Le rapport au tabac est intéressant, par exemple. C’est un point souvent mis en avant et pourtant, en quoi le tabagisme joue-t-il un rôle dans le fait d’ aimer une personne, et pas juste dans le fait de vivre avec lui au quotidien ? »

Les sites de rencontre sont conscients de cette évolution en cours, mais ont un discours encore ambivalent.

Ils promettent de tout mettre en œuvre pour que l’amour, le vrai, l’unique, se manifeste enfin – ce qui est une façon de reconnaître sa nature aléatoire, multiforme et tyrannique. Mais ils entendent aussi donner à leurs utilisateurs le contrôle sur votre vie sentimentale.

Ces Cyrano de Bergerac modernes aident l’aspirant Christian à trouver une Roxane à son goût puis à la séduire, l’annonce et le profil remplaçant la missive enflammée et la scène du balcon.

L’étude des « algorithmes de l’amour » à l’œuvre sur ces services permet d’ouvrir la boîte secrète de nos comportements amoureux.

Mais allons-nous aimer ce que nous allons y trouver ? On sait déjà l’importance des photos dans le choix du partenaire potentiel (données que Tinder exploite déjà sans états d’âme), alors que les annonces cherchent, elles, des « relations sérieuses » et des « complicités intellectuelles ».

3. Les artistes font de la recherche scientifique aussi

Ce n’est pas un phénomène nouveau, mais les associations entre des créateurs et des scientifiques croissent et embellissent, à l’exemple du Senseable City Lab au MIT ou du programme de « recherche-création » Hexagram, au Québec.

Selon Chris Salter, chercheur à l’université Concordia de Montréal, c’est un changement de paradigme qui est à l’œuvre. Il passe par un dépassement de la conception institutionnelle de la recherche, avec ses disciplines et ses champs de recherche délimités, ses structures et modes de financements bien définis.

Associer les artistes, c’est surtout reconnaître qu’ils peuvent créer de la connaissance en faisant, et pas seulement en pensant :

« Vous faites des études et enuite, soit vous écrivez des livres et vous êtes un scientifique, soit vous fabriquez quelque chose et vous êtes un artiste. […] Face à une œuvre, nous disons : “C’est de l’art, mais peut-être est-ce de la connaissance aussi ?” »

De façon plus prosaïque, les créateurs se tournent vers une université ou un studio laboratory privé pour obtenir des financements qu’ils ne trouvent plus ailleurs.

C’est là que vont se croiser les regards, s’élaborer de nouvelles méthodes et se monter des expériences d’un genre nouveau – « le mot français “expérience” est bien utile, parce qu’il a à la foi le sens de création et de recherche », estime Salter.

« La plupart des artistes parlent de leur travail comme un événement, une rencontre, une relation, une incarnation… et pas comme une nouvelle connaissance », concède-t-il. Mais les frontières sont de plus en plus floues.

4. Les feux rouges vont disparaître des villes

Imaginez des voitures sans conducteur, qui passent vous prendre à la sortie du boulot et vous ramènent chez vous avant de charger un autre client.

Maintenant, imaginez une ville dont on aurait retiré 80% des automobiles, devenus utiles grâce à ce partage généralisé, pour ne garder que ces véhicules automatiques.

On pourra alors se débarrasser des feux rouges, les voitures se débrouillant toutes seules pour savoir où et quand tourner – une tâche que les algorithmes, encore eux, sont capables d’effectuer mieux que les humains.

C’est cet avenir que dessine une étude de l’université du Texas, dans une vidéo qu’on vous recommande de ne pas reproduire rue de Rivoli.

Mais ce qui frappe l’imagination, c’est que les connaissances et les technologies nécessaires à une telle utopie – ou un tel cauchemar si vous travaillez chez les taxis G7 – existent déjà.

L’algorithme du carrefour sans feux rouges est, paraît-il, en démonstration en ce moment dans le parc de la Villette, à Paris (mais je n’ai pas trouvé trace de cette expérience sur le Web). Quand à la Google Car, elle commence à prendre des passagers réels, et plus seulement des ingénieurs, le temps d’une vidéo de promotion.

Si Carlo Ratti, du MIT, a dessiné ce rêve urbain, Olivier Ertzscheid, enseignant-chercheur à l’IUT de La Roche-sur-Yon qui tient le blog Affordance.info, s’est chargé un peu plus tard de faire cauchemarder tout le monde avec une question piège.

Que doit faire votre voiture sans conducteur si elle détecte une collision prochaine avec un bus rempli d’enfants, si son algorithme estime que la seule façon de leur sauver la vie est de vous envoyer, vous, dans le décor ? Doit-elle sauver le maximum de vies possibles ? Préserver son occupant à tout prix ? Chercher quel scénario coûtera le moins cher à la collectivité ?

Comme Asimov avait imaginé des lois de la robotique pour protéger l’homme de ses propres création, il faut inventer une éthique de l’algorithme. « Dans le couple homme-machine, la machine est de plus en plus tentée de faire l’homme », estime, gaillard, Ertzscheid.

5. L’armée française surveille aussi le deep web

Thierry Berthier, de la Chaire de cyberdéfense et cybersécurité Saint-Cyr Sogeti Thales (ouf), a effrayé un peu tout le monde avec une série de chiffres montrant la multiplication des cyberattaques un peu partout dans le monde.

Il a aussi expliqué que l’armée française a préparé le pendant numérique de l’intervention de la coalition contre l’Etat islamique, en suivant notamment l’activité ennemie sur les réseaux sociaux.

Interrogé sur la possibilité de passer par le « deep web » pour échapper à cette surveillance, il a expliqué que les armées avaient déjà les moyens de surveiller les échanges sur TOR, navigateur alternatif censé couvrir les traces de ceux qui l’utilisent. « De notre point de vue, il vaut mieux que ses utilisateurs continuent à croire que TOR est sécurisé, comme ça ils continueront à s’en servir… »