« C’est pas si grave, ça se passe comme ça sur Internet, il faut que tu t’endurcisses. » C’est une phrase que j’ai pu prononcer quand j’étais rédacteur en chef adjoint de Rue89 et qu’un journaliste de l’équipe était pris pour cible par des malfaisants dans les commentaires ou sur Twitter.
Et c’est une réaction totalement contre-productive. C’est en tout cas l’avis de Gavin Rees, directeur du Dart Center Europe, organisation venant en aide aux journalistes confrontées à des situations violentes, exprimé pendant un débat sur ce sujet au festival de journalisme de Pérouse, début avril :
« Il faut en parler entre collègues, il faut qu’on vous rassure sur votre travail, sur ce que vous avez écrit, qu’on vous dise que ce n’est pas votre faute. Il ne faut pas que ce soit une question taboue, sinon ils ont gagné. »
Pratiquer le « journalisme en empathie », thème d’une série de posts que je termine avec ce texte, c’est aussi se préoccuper davantage de ses collègues, quand tous ceux qui prennent la parole en ligne sont plus exposés que jamais.
OK, les journalistes sont des durs à cuire, mais ils sont de plus en plus attaqués
L’idée que le journaliste est un dur à cuire imprègne encore les imaginaires, et on la retrouve dans pléthore de films et de séries. Ce sont des reporters de guerre qui se précipitent au plus près des bombes. Des enquêteurs qui ne mangent que des sandwichs et ne boivent que du whisky tant qu’ils n’ont pas sorti leur scoop. Des rédacteurs en chef à bretelles qui pestent en permanence mais ont l’instinct affûté et le flair imbattable.
Comment des types aussi indestructibles pourraient-ils se sentir meurtris par de simples trolls ? Peut-être parce que les attaques de ces derniers se multiplient et sont de mieux en mieux organisées. Toujours à Pérouse, Michelle Ferrier, fondatrice de TrollBusters, a rappelé des chiffres alarmants :
« Aux Etats-Unis, 40% des femmes qui publient du contenu en ligne sont victimes de harcèlement, principalement sur Twitter : des propos haineux, racistes ou haineux ou encore la publication d’informations privées. Plus de 80% des journalistes estiment que leur travail est plus dangereux qu’avant. »
Son organisation a mis au point trois armes pour lutter contre les trolls :
- Une équipe de secours d’urgence : une communauté d’utilisateurs qui peut être mobilisée quand un journaliste est victime de ce genre d’attaques, notamment pour répondre et contre-attaquer collectivement.
- Un travail d’enquête sur leur organisation et leurs méthodes, en se servant de technologies d’étude de réseau.
- Du support spécialisé, par exemple pour aider un service technique confronté à une attaque en déni de service, mais aussi pour des conseils juridiques ou un soutien psychologique.
« Les rédactions doivent protéger leurs employés en utilisant tous les recours possibles »
S’il met tout en œuvre, au sein du Coral Project, pour amener les journalistes à dialoguer davantage avec leur audience, Greg Barber reconnaît que la conversation est parfois impossible, et que les médias en ligne doivent en tenir compte :
« On raconte quand des journalistes sont menacés à l’étranger. mais il faut le faire aussi quand ça arrive chez nous. Les médias doivent protéger leurs employés en utilisant tous les recours possibles. »
TrollBusters a publié un diagramme instructif résumant les réactions possibles quand on est victime de harcèlement en ligne.
A ma connaissance il n’y a pas d’organisation équivalente en France, mais si je me trompe, n’hésiter pas à le signaler dans les commentaires.
Parmi les initiatives sur le sujet, je me dois cependant de signaler le fascinant récit que fait Faïza Zerouala, aujourd’hui journaliste à Mediapart, de sa rencontre avec un de ses trolls.
Ne plus prendre le trolling à la légère
J’ai l’impression qu’entre journalistes en ligne, la tendance naturelle est de minimiser les effets du trolling, d’en faire une blague, un truc agaçant mais au final insignifiant. Parce que reconnaître le contraire serait avouer une faiblesse pas très professionnelle.
Et le côté pervers, c’est que ce sont justement ceux qui se préoccupent le plus des lecteurs et échangent davantage avec leur communauté qui souffrent le plus quand ça tourne au vinaigre, comme le rappelait Martin Belam, un ex du Guardian, dans une analyse des communautés des sites d’actu.
Prendre en compte la souffrance de ses troupes, mettre en place des procédures en interne, prévoir des moments pour en parler… : les rédactions des médias en ligne, comme toutes les entreprises confrontées à un risque professionnelle, ont désormais cette responsabilité.
Hé, ce texte fait partie d’une série de notes consacrée au « journalisme en empathie » ! Voici le menu complet :
- Intro. Les médias n’ont pas besoin de plus de technologie, mais de plus d’empathie
- Episode 1. L’empathie avec l’audience. « Vos lecteurs ne vous demanderont pas des vidéos de chat ou de bébé »
- Episode 2. L’empathie avec les électeurs. « Pourquoi il ne faut pas virer des amis Facebook à cause d’une élection (surtout si vous êtes journaliste) »
- Episode 3. L’empathie avec les sources. « Merci de supprimer l’article me concernant » : le journaliste face à la fragilité de ses sources
- Episode 4. L’empathie entre collègues : Les journalistes ne devraient plus se cacher pour pleurer