Expériences

Le monde selon Bernard Guetta : la carte de ses 500 chroniques

Ça se passe au moment où la tartine beurrée entre en contact avec le café brûlant. Un ronronnement s’échappe du poste de radio. Une voix familière qui chevrote un peu, un phrasé impeccable qui franchit les « premièrement », les « deuxièmement » et les « mais également » sans jamais trébucher. Le texte, lui, glisse sans cahot d’une conférence genevoise à une réunion du G7, en passant par Bruxelles et ses sommets de la dernière chance.

Une chronique quotidienne depuis 1991

Bernard Guetta, 64 ans, est « un majestueux monument à dômes et à coupoles […] installé dans le paysage matinal », s’amusait Daniel Schneidermann. S’il le taquine, le fondateur d’Arrêt sur images voit aussi en lui l’un des rares journalistes qui « dans chaque événement microscopique cherchent par réflexe les racines profondes, les lointaines conséquences, bref la perspective ».

Le chroniqueur a rejoint France Inter en 1991 après une carrière déjà longue et tient depuis la chronique Géopolitique chaque matin, du lundi au vendredi à 8h19. Ce passage obligé de la matinale est inscrit dans la routine des auditeurs, sur le mode « déjà Guetta, faut y aller, Matteo va être en retard à l’école ».

Lire l’article

Les pays les plus cités dans la chronique Géopolitique de France Inter

0 1–10 10–50 50–100 100–200 +200
           

Cliquez ou tapotez sur un pays pour plus d’infos, double-cliquez ou pincez pour zoomer.

Mais à quoi ressemble la carte du monde que Guetta raconte à près de 4 millions de Français mal réveillés ?

C’est à cette question que j’ai tenté de répondre en analysant 520 chroniques publiées sur le site de France Inter entre août 2012 et mai 2015 – pour ceux que ça intéresse, je reviens sur les outils utilisés dans un autre article de ce site.

Un tiers de plus que le Nouveau Testament

Près de trois saisons de chroniques pour un imposant corpus de plus de 300 000 mots (pour vous donner une idée, ça fait un tiers de plus que le Nouveau Testament), soit 1,6 million de signes ou encore plus de 1 000 feuillets.

La carte en haut de cette page montre le résultat de ses recherches (contactez-moi ou laissez un commentaire si vous avez remarqué une erreur ou une bizarrerie). Je les ai également rassemblées sous forme de classements.

En se promenant sur la planète de Bernard Guetta, on remarque bien sûr la domination des Etats-Unis, cités dans un près d’une chronique sur deux. Mais la Russie, le Proche-Orient et le Moyen-Orient sont aussi bien servis par le chroniqueur. Logique, vu l’actualité de ces trois dernières années en Ukraine, en Syrie et dans le reste du monde arabe.

Les pays émergents sont moins bien lotis : la Chine n’a été citée que 61 fois, et l’Inde (21 ) comme le Brésil (6) ne semblent guère passionner le chroniqueur.

Même relatif désintérêt pour l’Afrique, surtout si on met de côté les pays où la France est intervenue militairement (Libye, Mali, Centrafrique) – le Nigéria, devenu pourtant la première économie d’Afrique n’est cité que sept fois. Ou pour l’ensemble Amérique latine, malgré les remuants dirigeants du Venezuela, de la Bolivie et de l’Equateur.

« Eclairer les événements, les hiérarchiser »

Loin des yeux, loin du cœur de Guetta ? L’Indonésie, malgré ses 250 millions d’habitants, n’est mentionnée qu’une seule fois, l’Australie et l’Afrique du Sud trois fois seulement.

A l’inverse, de petits pays sont l’objet d’une plus grande attention, comme le Liban, présent dans 35 chroniques, l’Arménie (7) et bien sûr le Vatican (7).

Devant ces chiffres parfois étonnants, Bernard Guetta m’explique qu’il n’est « pas un universitaire », qu’il n’a pas vocation « à passer en revue les plus de 200 pays présents l’ONU », mais qu’il entend, en bon journaliste, « éclairer les événements les plus marquants et les hiérarchiser ».

Le chroniqueur explique ne pas chercher, au fil de ses interventions, un équilibre entre les différentes régions du monde. « C’est l’actualité qui commande », résume-t-il, ajoutant :

« Je vous mets en garde contre la tentation de tirer des conclusions basées seulement sur le nombre d’occurrences, pour moi ce n’est pas pertinent. » 

Thaïlande, Maroc, Birmanie : rien

Mais ce qui m’a le plus surpris, ce sont les trous du gruyère : en effet, la liste des pays qui n’ont jamais cités en plus de 500 chroniques comprend quelques poids lourds.

C’est le cas de la Thaïlande, qui a pourtant connu, sur la période étudiée, une crise politique majeure débouchant sur une reprise en main du pays par l’armée. Mais aussi de la Birmanie, dont le régime donne des signes d’ouverture depuis la libération d’Aung San Suu Kyi en 2010.

Plus frappant encore, le cas du Maroc, où Guetta a pourtant passé une partie de sa jeunesse – l’Algérie voisine est elle mentionnée 22 fois. Ces absences ne perturbent cependant pas l’intéressé :

« Tout dépend de la période que vous étudiez. Il n’était pas illogique que je n’aie pas parlé du Maroc ces derniers temps, il n’y avait pas d’actualité importante dans ce pays.

La brouille avec la France [après que le chef du contre-espionnage marocain Abdellatif Hammouchi a été convoqué par un juge français lors d’un voyage à Paris, ndlr] n’a pas duré très longtemps.

J’en aurais peut-être parlé si personne ne l’avait fait, mais j’ai considéré que ça ne faisait pas le poids, à ce moment-là, face à d’autres événements. »

C’est la limite de mon petit travail : comme tous les journalistes, Guetta parle d’abord des pays dont on parle, ceux qui sont « dans l’actualité », aussi mouvante soit la définition qu’on donne à ce mot. Mais je reste convaincu que sur une si longue période et un si grand nombre de textes, mon exploration du « monde de Bernard Guetta » a malgré tout du sens.

Plus un pays est riche, plus il est cité

Si on met de côté l’actu, quel critère peut expliquer qu’un pays s’impose ou non sur cette drôle de mappemonde ? En croisant ces relevés avec les données de la Banque mondiale, j’ai cherché des corrélations. J’ai fait chou blanc avec la superficie, la population, le PIB par habitant ou le nombre de décès dans des conflits armés.

En revanche, plus un pays est globalement riche, et plus il a de chances d’être cité dans les chroniques de Guetta – pour les matheux, le coefficient de corrélation est de 0,64.  Ce n’est pas illogique : une économie importante va souvent de pair avec des dépenses militaires significatives et une diplomatie plus active.

La liste des personnalités les plus citées réserve elle peu de surprises, même si on notera que Jacques Delors et Charles de Gaulle font de fréquentes apparitions – le premier est plus souvent cité qu’Hugo Chavez.

Enfin, je me suis aussi intéressé au contexte dans lequel ces pays et ces personnalités étaient citées, grâce à un logiciel de « lexicométrie ». J’ai cherché par exemple les adjectifs les qualifiant, notamment ceux qui peuvent dénoter un jugement de valeur voire un parti-pris (par exemple, « populiste » pour Chavez ou « intransigeant » pour Poutine).

L’Europe et le « divorce » des Européens

On peut voir ainsi que Guetta associe très souvent le mot « Europe » (et ses dérivés) au mot « divorce », dans des phrases comme : « Le divorce croissant entre les Européens et l’Europe menace jusqu’à l’idée même d’unité européenne. » Européiste convaincu, il a fait activement (outrageusement pensent certains, comme Acrimed) campagne pour le oui au référendum sur le traité constitutionnel de 2005.

Mais ces quelques coup de sonde n’ont pas donné grand chose : les « cooccurrences » (soit les mots qu’on relève souvent au voisinage d’un autre dans le texte) détectées m’ont semblé assez neutres – en y passant plus de temps, un spécialiste ferait peut-être davantage de trouvailles.

La preuve d’une prudence très diplomatique dans le choix des formulations ? Bernard Guetta explique en tout cas « sa très grande méfiance à l’égard de mots qui ne veulent plus rien dire, comme islamiste » : « Je préfère utiliser un langage plus précis, un mot qui décrit ce qui se passe. »

Mis à jour le 8 mai à 8h20. Erreur d’unité dans le classement et la carte corrigée, merci à @florenchev de l’avoir signalée.

Mis à jour le 11 mai à 8h30. Erreur dans le nombre de citations d’Erdogan, merci à Sibel Fuchs de l’avoir signalée sur Facebook.

Illustration utilisée sur la page Facebook Dans mon labo d’après photo David Monniaux (CC BY-SA)

Airbnb : la carte des prix de location à Paris (et ce qu’on y apprend)

Ça fait un petit moment que j’avais envie de me coltiner aux données du service de location de logements entre particuliers Airbnb, après avoir vu la série de cartes réalisées par Tom Slee dans différentes villes du monde.

Et voilà que le site du Temps publie une enquête sur les loueurs d’Airbnb à Genève, en montrant qu’une part importante des offres publiées proposent des appartements qui ne sont pas ou plus habités à l’année.

Lire l’article

Les prix des locations Airbnb à Paris

Plus la couleur d’un appartement est foncée, plus son tarif est élevé. Pour voir des exemples de prix pratiqués, zoomez en double-cliquant, approchez la souris sur un des cercles ou tapez-le.

Autrefois modèle de « l’économie du partage », Airbnb est ainsi accusé de « siphonner » le marché locatif, les propriétaires y multipliant les locations courte durée plutôt que de choisir un occupant pérenne.

Un scraper pour récupérer les données

Pour mener leur enquête, les journalistes ont récupéré les données au moyen d’un scraper, une sorte de robot qui va visiter une à une les pages du site pour y récupérer des informations repérées au préalable. dans le code source.

Avec quelques manipulations simples sur les données ainsi récupérées, ils ont pu repérer de gros loueurs – telle Jasmina, qui gère 120 biens sur Airbnb – puis les faire témoigner.

Jean Abbiateci, co-auteur de cette enquête avec Julie Conti, raconte cette démarche pas à pas dans le blog Data Le Temps et a eu la bonne idée de mettre à disposition le script mis au point pour Outwit Hub, le logiciel qui a servi au scraping, que j’utilise aussi.

J’ai ainsi pu récupérer un échantillon de 2 000 offres parisiennes, proposant uniquement la location d’un logement entier (et pas d’une chambre privée ou une chambre partagée). Ça m’a servi à dresser la carte publiée en haut de cet article.

J’ai veillé à répartir les annonces choisies pour couvrir un maximum de terrain et obtenir une carte harmonieuse – par exemple, je n’ai gardé que 27 points dans le IIIe arrondissement, alors que c’est celui où les offres sont les plus nombreuses (3,2 par hectare).

Si on en tient pas compte de ce critère, la répartition des offres dans la capitale est en effet très inégale, comme le montre cette carte de chaleur (heat map).  

Carte de chaleur des annonces Airbnb à Paris. Plus la couleur d'une rue est vive, plus il y a d'annonces dans le quartier.
Carte de chaleur des annonces Airbnb à Paris. Plus la couleur d’une rue est vive, plus il y a d’annonces dans le quartier.

« Au final, ta carte va être la même que celle du marché de l’immobilier à Paris », m’a prévenu un confrère qui travaille dans un newsmagazine bien connu pour ses marronniers sur le sujet.

Sa remarque est vraie, mais pas entièrement : un arrondissement peut être plus cher sur Airbnb (c’est le cas du VIIIe et du VIe) que dans une agence traditionnelle, ou au contraire moins cher (le XIXe et le XVIIInotamment).

Et les gros poissons, alors ? Je ne donnerai pas leur profil, histoire de ne pas faciliter le travail du fisc ou du service dédié de la mairie de Paris, mais j’ai repéré des utilisateurs qui ont plusieurs dizaines d’annonces sur le site – des loueurs qui ne ressemblent donc pas beaucoup à ceux en photo sur la page d’accueil, mais plus à des professionnels ayant trouvé un bon filon.

Le phénomène semble assez circonscrit cependant : en cherchant parmi plus de 2 500 annonces, je n’ai trouvé que  9 inscrits avec plus de cinq annonces.

Mais il est possible que les professionnels d’Airbnb se créent plusieurs profils pour gérer leur pool d’annonces et dans ce cas, ils ne peuvent être détectés par cette méthode.

Bonus pour ceux qui ont lu jusqu’ici. Afin d’avoir une idée des expressions les plus utilisés pour convaincre les touristes, voilà un nuage de mots créés avec les titres des annonces de l’échantillon.

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Les mots les plus utilisés dans les titres des annonces d’Airbnb à Paris.

5 trucs que les journalistes papier ne devraient plus jamais dire

Selon Pierre Desproges, les animaux ne savent pas qu’ils vont mourir. Pour les journalistes qui travaillent pour un support papier, ça devient compliqué de l’ignorer. Il leur suffisait par exemple de regarder l’excellent documentaire « Presse : vers un monde sans papier ? » diffusé fin août sur Arte.

On peut être très attaché au journal-qui-tache-les-doigts-avec-le-café-du-matin ou trouver sexys les hommes qui lisent Libération dans le métro, les faits sont têtus : quand même Le Canard enchaîné voit ses ventes baisser de 13% en un an, il est temps de prendre cette histoire de « transition numérique » au sérieux.

Pourtant, lorsque j’échange avec des collègues travaillant (uniquement ou principalement) pour la version papier de leur média, j’ai souvent l’impression d’une forme de déni rampant.

Le cerveau sait bien qu’en 2014, il n’y a pas un grand avenir pour un média qui doit, pour diffuser des informations, commencer par couper des arbres pour en faire de la pâte à papier, avant d’imprimer des lettres dessus puis de mettre le tout dans des camions.

Mais le cœur, lui, ne se résout pas à voir tout un folklore disparaître : le cérémonial du bouclage, le ballet hypnotique des pages sur les rotatives, les « chemins de fer » et autres « cromalins »

Pour les aider à faire leur deuil et s’adapter à leur époque, un bon début est d’arrêter de dire des bêtises dès qu’on parle digital. Voilà en tout cas cinq phrases qu’ils devraient vraiment arrêter de prononcer.

1. « Ce papier n’est pas terrible, mets-le sur le Web »

A lire vos témoignages sur Twitter,  c’est une scène encore courante dans les rédactions : le rédacteur en chef qui, après avoir relu un article un peu raté, à l’angle bancal ou écrit à la va-vite, le fait publier sur le site plutôt que le mettre simplement à la poubelle.

Ses raisons ? La place est chère dans les pages de l’édition papier, alors qu’elle est infinie sur Internet. Et puis il faut ménager l’ego de l’auteur, qui n’aura pas bossé pour rien.

Evidemment, l’effet est désastreux sur les journalistes qui aiment sincèrement travailler sur les supports numériques, fortement incités à mettre à jour leur CV et trouver un job dans un média qui n’insulte pas l’avenir.

Mon conseil. C’est plutôt sur le papier qu’il faut publier les articles les plus mauvais : après tout, quand il les lira, le lecteur aura déjà acheté votre canard, et les kiosquiers ne pratiquent pas le « satisfait ou remboursé ».

Ça bouchera un trou dans les pages et ça vous dégagera du temps pour préparer des contenus numériques assez marquants pour sortir enfin votre titre du XXe siècle.

2. « Twitter, c’est un truc de journalistes »

C’est une phrase que j’ai très souvent entendue lorsque j’animais des formations aux réseaux sociaux, – et je suis loin d’être le seul. Dernier exemple en date : Ariane Chemin, grand reporter au Monde, dans une interview aux Inrockuptibles :

« Twitter, je trouve ça chronophage et sidérant, mais ça m’amuse. Le petit monde de Twitter est endogame, il ne raconte pas la vraie vie mais celle des journalistes qui s’observent. »

Même si les estimations varient (comme le rappelle Cyrille Frank dans les commentaires), plusieurs millions de Français utilisent Twitter, qu’ils soient simples lecteurs ou « twittos » actifs.  Contre un peu plus de 36 000 titulaires d’une carte de presse. Les ados y sont très présents, mais on croise aussi des avocats, des chauffeurs de taxi, des entrepreneurs ou des pilotes d’avion.

Si les journalistes ont l’impression d’y parler entre eux, c’est qu’il y a une part inévitable d’endogamie dans tout réseau social, surtout quand on vient de s’y inscrire : on commence par suivre ses amis, ses collègues, sa famille…

Mais contrairement à un utilisateur lamdba, un reporter a tout intérêt à affûter sa veille et à diversifier ses abonnements, trouver de nouvelles sources et prendre le pouls du vaste monde.

Mon conseil. A chaque fois que vous décidez de suivre un journaliste sur Twitter, obligez-vous à suivre aussi un non-journaliste. Parce que penser que « Twitter, c’est un truc de journalistes », c’est vraiment un truc de journalistes.

3. « La priorité, c’est la nouvelle formule du papier »


Non. La priorité pour un titre papier aujourd’hui, ce n’est pas de retirer deux demi-pages à la rubrique culture pour les donner au service politique, de changer la couleur des intertitres ou de choisir une nouvelle typographie pour les « chapos ».

Une rédaction qui se lance dans une refonte du papier en 2014, c’est comme une compagnie de diligences qui décide de changer le velours des sièges pendant qu’on construit une ligne de chemin de fer sous son nez.

Mon conseil. Que vous travailliez ans un quotidien national, pour un mensuel professionnel ou dans un hebdo régional, le débat qui doit animer vos séminaires, vos conférences de rédaction et vos discussions à la machine à café, ce n’est pas l’édition papier. C’est : « Comment produire un travail journalistique suffisamment convaincant sur le numérique pour espérer survivre au grand basculement actuel ? »

4. « On perd de l’argent à cause du Web »

C’est la petite vengeance du journaliste papier quand il commence à se sentir largué : rappeler que depuis l’arrivée d’Internet au milieu des années 90, les services web ont été une source importante de pertes financières.

C’est d’autant plus vrai que beaucoup de médias se sont lancés dans de gros investissements mal maîtrisés, de projets coûteux que leurs équipes ont parfois du mal à digérer.

Dans leur Manifeste pour un nouveau journalisme, paru début 2013, les éditeurs de la revue XXI exploitent cette veine, estimant que la presse écrite a trop investi sur le numérique. C’est ce qu’expliquait alors Laurent Beccaria à Télérama :

« Le problème n’est pas d’opposer l’écran et le papier, les modernes et les anciens. Simplement, le numérique n’est pas ‘LA’ solution, y croire est dangereux. »

J’ai l’impression que les responsables des sites d’actu ont fini par intérioriser cette critique, se dire qu’ils « vivent aux frais de la princesse », la presse papier.

Mon conseil. Rédactions web, redressez la tête et arrêtez d’avoir honte de vos pertes ! Ce n’est pas comme si vous claquiez tout en notes de frais somptuaires ou en soirées de gala.

Vous avez un des jobs les plus difficiles au monde en ce moment : tenter de faire de l’info de qualité dans un secteur en pleine déconfiture.

Mais c’est vous qui avez une chance (même petite) de trouver de nouveaux lecteurs et d’assurer la pérennité de votre titre. Pas vos aînés du papier.

5. « Facebook rend débile, j’ai fermé mon compte »

C’est vrai, on a tous des moments où on regrette notre cerveau d’avant Internet. Mais de là à quitter Facebook, service utilisé par 26 millions de Français et d’où provient une part grandissante du trafic des sites d’actu, il y a un pas qu’il vaudrait mieux ne pas franchir.

Non, ce n’est vraiment pas le moment de jouer les snobs. C’est maintenant que vous devez comprendre comment vivent et prospèrent les  communautés en ligne, qu’il s’agisse de vos contacts sur Facebook, des stars de YouTube, des contributeurs de Wikipédia ou des parturientes de Doctissimo.

Ce sont eux, les nouveaux « voisins de bureau » des journalistes. Que vous l’aimiez ou non, c’est dans ce monde qu’il va vous falloir vous faire une place (et ça fait longtemps qu’ils ont arrêté de vous attendre).

Mon conseil. Faites le tri dans vos « amis », pour éviter au maximum les invitations à Candy Crush et les photos de Milk. Mais n’oubliez pas que ces gens bizarres qui s’agitent sur votre fil d’actualités, qui likent, commentent et partagent ce que vous publiez, ce sont aussi des lecteurs. C’est pour eux que vous avez choisi ce métier, il va bien falloir assumer.

6. Bonus ! D’autres phrases qui énervent les gens du Web

Vous avez été plusieurs à me signaler sur Twitter d’autres phrases de journalistes papier qui vous énervent :

« Bonjour, je suis bien au service informatique ? »

Via @ThomasBaietto, FranceTV Info

« Mais t’es quoi en fait toi ? Développeur ou journaliste ? »

Via @GurvanKris, Rue89

« Il est bien cet article, c’est dommage qu’il soit pas dans le journal plutôt que sur le Web… »

« Elle marche, l’imprimante ? »

« C’est pas mal de faire un papier sur le Web, en fait. Comme ça, t’as le plan de ton article pour le papier. »

Via un courageux anonyme

«  “T’as vu cette info ?” (Généralement un truc qu’on fait la veille ou deux jours plus tôt.) »

Via @PerrineST

« Tu nous fais ça juste pour le Web, hein. »

Via @BenjaminFerran, Figaro et MacGeneration

« Non, pas de place pour demain. File donc ça au web ! »

Via (@Mou_Gui)

« J’ai un problème avec mes mails, tu peux m’aider ? »

Via @Sychazot, Le Lab Europe 1

« Ça débordait de ma page du coup je t’ai mis le reste sur le Web »

Via @XavierLalu

«  “C’est là qu’ils mettent nos articles en ligne” : un journaliste print qui faisait visiter la rédac web à un autre journaliste print. »

@VCquz

« Internet ne sert à rien : un article ça se lit un crayon à la main »

@ARouchaleou, L’Humanité

« Tu peux me trouver Photoshop gratos ? »

@XavierLalu

«  “Dans le pire des cas, ça ira sur le Web” (au sujet d’un papier sans intérêt). »

@GaelVaillant, Le JDD

« On peut pas fermer les commentaires sur les articles ? »

@MarieAmelie, Le Figaro

Vous pouvez continuer l’exercice si ça vous amuse, sur Twitter avec le hashtag #perlespapier ou dans les commentaires.

Dans un souci d’équité, je prévois déjà une suite à cet article, consacrées aux phrases que les journalistes papier ne supportent plus d’entendre de la part de ces « putes à clic du web »…

MAJ le 3/10 à 18h10. Passage sur Libération retiré, après un échange avec Johan Hufnagel montrant que l’exemple n’était pas forcément pertinent.

MAJ le 4/10 à 18h10. Passage sur Twitter modifié, voir les remarques de Cyrille Frank dans les commentaires.


Les sites d’info français et le mobile : qui est in et qui est out ?

On vous le dit, on vous le claironne : l’avenir des sites d’info se joue sur le mobile, et plus sur les ordinateurs.

Les chiffres de la dernière étude AT Internet, cités par Eric Mettout, directeur adjoint de L’Express sur son blog Nouvelle formule, sont impressionnants : encore quelques mois (et quelques centaines de milliers de smartphones et tablettes offerts à Noël) et certains articles seront davantage consultés sur le petit écran d’un smartphone plutôt que sur un laptop ou un ordinateur de bureau.

Mais les sites d’infos sont-ils prêts pour cette (énième) révolution ? J’ai dressé un tableau comparatif pour examiner les différentes stratégies adoptées par un échantillon (arbitraire) de 40 sites. Le résultat montre que sur le mobile, les médias avancent en ordre dispersé.

Quelques enseignements :

  • Les trois quarts des sites étudiés ne sont pas (encore) passés au responsive design, une proportion qui paraît élevée alors que les lecteurs les consultent sur des écrans de taille de plus en plus variable.
  • Sur les 40 sites étudiés, 8 ne proposent toujours pas un design adapté quand l’utilisateur se connecte depuis un mobile. Le lecteur subit un téléchargement plus long et doit ensuite zoomer sur la colonne contenant le texte à lire, après avoir fermé d’éventuels pop-ups et messages intrusifs. Ce choix peut être imposé par la régie pub, qui préfère utiliser des emplacements publicitaires classiques si les campagnes sont mieux rémunérés.
    La liste : L’Express, Jeuxvideo.com, Télérama, Premiere, PureMédias, Ouest-France, Les Inrockuptibles et le Journal du dimanche.
  • Les 40 médias de l’échantillon proposent tous une application iPhone, mais 5 d’entre eux ne disposent pas d’une application Android et 24 n’ont pas développé d’application Windows Phone.
  • Deux sites proposent une version mobile incluant un téléchargement pour une lecture offline ultérieure, fonctionnalité réservée aux utilisateurs des applications natives pour tous les autres : Le Monde et Rue89.
  • Un site seulement propose une version Web adaptée aux tablettes : Rue89. Les autres « servent » la version classique du site, même s’ils ont par ailleurs une application pour iPad ou tablettes Android.

Lorsqu’on veut adapter ses contenus au mobile, trois stratégies au moins sont en effet possibles :

  • Proposer des applications natives. C’est le choix longtemps privilégié . On compte alors sur les lecteurs pour installer l’application du média depuis les principaux store : iTunes pour un iPhone ou un iPad, Google Play pour un smartphone ou une tablette Android, Windows Store pour un appareil équipé de Windows Phone.
  • Proposer une version mobile. Bien souvent, le lecteur accède au site d’info depuis une autre application de son téléphone, qu’il s’agisse du navigateur ou des app des réseaux sociaux et autres agrégateurs. Une solution dans ce cas est de charger une version spéciale du site, située sur une URL spécifique (qui commence souvent par « m. » ou « mobile. », par exemple mobile.lemonde.fr).
  • Proposer un site responsif. Le site est dès le départ conçu pour s’adapter à  la largeur disponible au moment de l’affichage. L’URL est unique, et des cas supplémentaires peuvent être pris en compte (écrans de tablette, écrans très larges…). Les sites ayant connu une refonte récente ont pour la plupart choisi cette voie.

Un casse-tête et des coûts importants

Chaque méthode a ses avantages et ses inconvénients, qu’il serait trop long d’énumérer ici. Par exemple, il est plus simple d’ajouter des formats pub avancés et donc plus rémunérateurs, comme un clip vidéo plein écran, sur des applis natives. Mais opter pour une version mobile revient beaucoup moins cher : développer en parallèle deux à trois versions différentes du même produit fait exploser les coûts.

Choisir un design entièrement responsif est la solution la plus moderne, mais elle a des implications importantes : par exemple, le visuel d’un « habillage » publicitaire peut avoir une largeur fixe et ne pourra pas être activé sur un site dont la largeur n’est pas fixe. Et certains formats rédactionnels (infographies, diaporamas, cartes…) sont difficiles à adapter pour les journalistes qui les préparent.

Quelques précisions sur la méthode choisie – les données sont disponibles dans ce Google Sheet et au format CSV, n’hésitez pas à les réutiliser :

  • Je n’ai pas retenu la version mobile d’un site si l’utilisateur n’est pas automatiquement redirigé vers elles (cas de L’Express notamment).
  • Lorsqu’un média dispose de plusieurs application pour la même plate-forme, j’ai relevé la note de celle diffusant les articles du site, et pas d’autres contenus.
  • Je n’ai pas retenu les applications qui ne permettent que de téléchargger un numéro de l’édition papier.
  • J’ai retenu les applications non officielles, notamment sur Windows Phone.
  • Je n’ai pas classé parmi les sites responsifs ceux dont la maquette est « élastique » sans cependant s’adapter réellement en fonction de  (c’est le cas de Slate.fr par exemple).

Disclaimer : ancien rédacteur en chef adjoint de Rue89, j’ai participé au lancement des différentes applications et versions mobiles et tablettes de ce site.

N’hésitez à me signaler d’éventuelles erreurs ou oublis dans les commentaires.

Le top 50 des sites d’info les plus cités sur Wikipédia

« Wikipedian protester », strip de XKCD (CC-BY-NC)

Les médias français et la version francophone de Wikipédia entretiennent une relation compliquée.  La fiabilité de l’encyclopédie collaborative a longtemps été mise en doute par des chroniqueurs et éditorialiste, mal à l’aise face à l’absence de « comité éditorial » ou d’instance dirigeante bien identifiée.

Certains journalistes n’hésitent pas à « vandaliser » des notices pour mieux appuyer leur démonstration, comme pour un reportage d’Envoyé spécial diffusé en novembre 2012 et qui avait hérissé le poil des Wikipédiens ou pour le livre La Révolution Wikipédia, publié sous la direction du chroniqueur littéraire Pierre Assouline en 2007.

Pourtant, les journalistes utilisent quotidiennement Wikipédia pour leurs recherches d’information, même s’ils en connaissent souvent mal le fonctionnement et le complexe système d’autorégulation. En formation, j’ai souvent dû prendre le temps de faire l’anatomie d’une notice, de la liste de sources en bas d’article à l’onglet « Discussion », en passant par la comparaison des différentes versions.

La « référence nécessaire », règle d’or de l’encyclopédie

Et les Wikipédiens eux-mêmes se servent largement des sites d’information pour sourcer le contenu de leurs notices. Les rédacteurs doivent en effet respecter une règle fondamentale : l’absence de travaux inédits dans le texte des notices. Tout savoir qui y est référencé doit s’appuyer sur une source existante, qu’il s’agisse d’un livre, d’une page officielle ou, bien souvent, d’un article de presse.

Un porte-clés Wikipédia (Cary Bass-Deschenes/CC-BY-SA)

C’est pour cette raison qu’on croise régulièrement la mention « (Réf. nécessaire) » [et non « citation nécessaire, merci Gilles, ndlr] dans le contenu d’une page, signe qu’un contributeur vigilant a édité la page pour signaler que l’information mentionnée n’était pas correctement sourcée.

En 2012, l’écrivain américain Philip Roth a pu mesurer toute l’intransigeance de cette règle quand il a tenté de modifier la notice d’un de ses romans, correction refusée par un administrateur de la Wikipédia anglophone. Un épisode qu’il a raconté dans le New Yorker.

L’existence d’un nombre d’articles suffisant traitant d’une personnalité ou d’un phénomène étant d’ailleurs un critère important pour juger de la « recevabilité » d’un nouvel article  – ce qui avait amusé Daniel Schneidermann lors d’une une émission d’Arrêt sur images sur ce sujet sensible.

Mais quelles sont leurs sources privilégiées ? J’ai mené une petite enquête en me basant sur un échantillon de plus de 16 500 fiches contenant en tout plus de 100 000 liens externes. Je reviens pas à pas sur la méthode utilisée dans un autre article de ce site, où je liste aussi l’ensemble des données utilisées – sachez juste que mon ordinateur a beaucoup ressemblé à ça ces dernières heures :

Voilà donc le top 50 des sites d’actu dont le contenu est le plus souvent cité en référence dans Wikipédia :

Si au lieu d’un échantillon « généraliste » de fiches, on se cantonne à des sélections resserrées, on peut voir comment cette liste de médias de référence évolue thème par thème – n’hésitez pas à me contacter ou à laisser un commentaire si vous souhaitez que j’explore d’autres thématiques.

Enfin, si vous êtes journaliste, vous avez peut-être envie de savoir quels contenus de votre média ou de son concurrent font désormais référence, peut-être pour l’éternité – c’est quand même plus chic que d’être cité dans un tweet de Nadine Morano, non ?

Vous pouvez chercher votre média et les notices dans lequel il est cité dans la liste complète des liens de l’échantillon « généraliste », soit 1% du total des fiches publiées sur Wikipédia. Si le tableau ne se charge pas, vous pouvez retrouver la liste complète dans cette Google Sheet.

Si vous trouvez des erreurs ou des bizarreries, contactez-moi ou laissez un commentaire que je puisse jeter un œil à vos trouvailles.